Alain Lambert : “La crise est une occasion historique d’oser une révolution administrative copernicienne”

“La seule solution est en chacun de nous, et dans le courage de nous sentir, chacun, légitimes dans nos fonctions et responsabilités, pour nous affranchir de certaines règles à raison de circonstances dont notre droit s’épuise à chercher la qualification”, juge dans cette tribune Alain Lambert, actuel président du Conseil national d’évaluation des normes (CNEN). Une instance qui se réunit pour la première fois en visioconférence ce jeudi 2 avril, crise sanitaire oblige. Une ordonnance, en un article unique, devrait “ordonner” qu’en période d’état d’urgence sanitaire, tout ce qui n’est pas explicitement interdit peut être expérimenté, à charge d’évaluer ex-post, estime Alain Lambert.

La tribune : 

Notre pays peut mourir. Même guéri. Tel le mammouth, il ne peut plus bouger. L’accumulation extrême de graisses a bouché son système sanguin, ankylosé ses articulations. Il étouffe, immobile. Pétrifié, face au virus invisible qui menace de le tuer. Pour une nation, ces graisses mortelles sont ses lois inutiles, ses règlements abscons, ses normes absurdes qui étranglent son initiative, son instinct de survie, son système de défense.

Nos experts dissertent de plateau en plateau pour s’étonner du manque de réactivité de notre appareil d’État alors que le monde entier serait supposé nous envier. Personne ne semble s’aviser qu’il y a bien longtemps que la loi ne libère plus ! Qu’elle paralyse. Ce constat semblait jusqu’alors celui d’un groupuscule d’irréductibles opposants au génie français sachant sauver le monde par le droit. Aujourd’hui, chacun découvre que ce droit bloquant menace la survie du pays.

Problème ! Notre providentiel droit n’a pas prévu qu’une crise inédite pourrait surgir. Son silence ne saurait valoir autorisation de la combattre. Plutôt mourir légal qu’utiliser tous moyens disponibles pour lutter en acceptant la responsabilité, inévitable corollaire de la liberté. Dans la vie réelle, ce qui n’est pas interdit est autorisé. Dans la vie administrative, ce qui n’est pas explicitement autorisé est interdit. Il en résulte un capharnaüm kafkaïen, où tout agent public confronté à une situation sans précédent est occupé, toutes affaires cessantes, à fouiller dans les milliers de pages de codes adipeux un indice de légalité, plutôt qu’à faire face à l’urgence et à répondre d’abord à la nécessité d’agir. Comment espérer trouver des précédents à l’inédit ? Voilà un beau sujet de congrès ! Mais sûrement pas une voie de secours pour un peuple en péril. 

Pour sortir d’une impasse aussi absurde, il n’existe évidemment pas de référence. La seule issue réside donc dans l’inversion complète du paradigme erroné dans lequel on s’est enfoncé. Une ordonnance, en un article unique, devrait “ordonner” qu’en période d’état d’urgence sanitaire, tout ce qui n’est pas explicitement interdit peut être expérimenté, à charge d’évaluer ex-post. Les 6 millions de fonctionnaires, encore assignés à la contemplation du droit, pourraient alors, d’un seul mouvement, se porter au secours de la population en difficulté, chercher des solutions de bon sens, convoquer le discernement, agir et assumer. Quel serait le risque ? Les abus ? Mais les abus, comme les filous, prospèrent précisément dans l’ombre des méandres de nos interminables labyrinthes juridiques. Là où la transparence et la responsabilité règnent, leurs sordides manigances les mettent à découvert, nus, exposés à la honte publique.

Osons la facilitation !

La crise monstrueuse que nous traversons est une occasion historique de nous réinitialiser, d’oser, pour quelques semaines, une révolution administrative copernicienne. Le droit ne peut plus être un but, mais un instrument de notre survie collective. Son office n’est plus d’autoriser ce que le simple bon sens commande, mais de permettre à tout agent public d’accomplir sa mission en conscience, dans le devoir le plus sacré d’atteindre l’intérêt général par le moyen le plus approprié. À charge de rendre compte. Et d’évaluer les coûts/avantages de ses choix. Dit en d’autres termes, plus juridiques, il s’agit “de faire face au péril imminent en obligeant l’administration à prendre des mesures provisoires et de pourvoir d’office à ce qui est nécessaire”. 

La question n’est plus de savoir si l’urgence est une ruse pour concentrer les pouvoirs en une seule main. Ils le sont ! Mais la main s’est menottée elle-même et ligotée dans ses propres fils. La seule solution est donc en chacun de nous, et dans le courage de nous sentir, chacun, légitime dans nos fonctions et responsabilités, pour nous affranchir de certaines règles à raison de circonstances dont notre droit s’épuise à chercher la qualification. Certes, il se trouvera bien quelques juristes enflammés pour brandir l’étendard des libertés fondamentales leur permettant de mourir malades. C’est leur droit ! Mais ne l’imposons pas à tous !

Osons la facilitation ! C’est-à-dire un processus où l’état de droit viserait, en priorité, pendant un temps donné, à libérer l’action collective pour accroître son efficacité, à identifier et résoudre les problèmes, à prendre des décisions, et à nous engager collectivement dans l’action dans un esprit de confiance mutuelle entre administrations et administrés. 

Pour prendre un exemple concret, s’agissant de l’action des collectivités locales, au plus près du terrain, lesquelles accomplissent aujourd’hui toutes les fonctions non régaliennes, le Conseil national d’évaluation des normes (CNEN) pourrait être le “facilitateur” accepté par les collectivités pour articuler l’action avec l’État, en restant neutre sur le fond, en ne revendiquant aucun pouvoir sur la prise de décision. Son office étant exclusivement de relever ensemble le défi du Covid-19, et d’en sortir plus forts parce qu’enfin : tous ensemble !

Votre navigateur est désuet!

Mettez à jour votre navigateur pour afficher correctement ce site Web. Mettre à jour maintenant

×