Nadi Bou Hanna : “Cette crise révèle les faiblesses de certaines infrastructures de l’État, mais également leurs forces”

Face aux mesures de confinement prises par le gouvernement pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, les services de l’État ont chacun déployé leur plan de continuité d’activité, reposant principalement sur le télétravail de leurs agents publics. Depuis lors, le directeur interministériel du numérique, Nadi Bou Hanna, veille au grain et tente de s’assurer que le réseau de l’État, ainsi que les solutions mutualisées que sa direction déploie tiennent la route. Entretien. 

Quel est le rôle de la direction interministérielle du numérique (Dinum) dans une telle situation de crise ? Comment accompagne-t-elle les différents ministères et qu’attendent ces derniers de la Dinum ?
En cette période de crise majeure, le rôle de la direction interministérielle du numérique est d’aider les agents à assurer la continuité du service public. Nous menons des actions préventives, construisons ou mettons à niveau des solutions numériques, et répondons aux ministères qui nous sollicitent. Nous avons diffusé, dès le week-end du 14 mars, les bonnes pratiques de frugalité numérique pour optimiser l’usage des réseaux et des outils de travail à distance. Ces messages ont été relayés dans toute l’administration et au-delà, sur les réseaux sociaux. Cela a bien fonctionné et a contribué au bon fonctionnement du réseau interministériel de l’État (RIE) depuis lundi 16. Nous mettons sur pied en urgence de nouveaux services en ligne, outils de communication et plates-formes d’échange pour soutenir tous ceux qui luttent contre la crise sanitaire, et nous les faisons connaître au plus grand nombre. Nous sommes par exemple en train de réaliser des chatbots dédiés au coronavirus pour permettre aux citoyens et aux entreprises de prendre connaissance simplement et rapidement des dispositions mises en place par le gouvernement. Nous avons également développé en quelques jours la plate-forme Solidarite-numerique.fr, soutenue par le secrétaire d’État au Numérique [Cédric O, ndlr], pour aider les plus éloignés du numérique à effectuer leurs démarches en ligne, dans cette période de confinement. Nous mettons à disposition du public et de la société civile les informations utiles pour les rassurer sur la réalité des événements et éviter les fake news et les mouvements de panique infondés. C’est ce que nous faisons sur la plate-forme Data.gouv.fr, et que nous allons accentuer en liaison avec le service d’information du gouvernement.

Quelle organisation a-t-elle été mise en place depuis lundi dernier en interne pour assurer la continuité de vos activités ?
Nous avons organisé, la semaine dernière, les modalités de travail généralisé à distance au sein de la Dinum. Depuis lundi, la quasi-totalité des agents travaillent de chez eux, “comme au bureau”. Notre équipe rennaise de supervision du Réseau interministériel de l’État (RIE) continue à travailler partiellement sur site, car certaines fonctions ne peuvent être réalisées à distance.

Quelles sont les priorités et les points d’attention de la Dinum pendant cette crise, qui met les réseaux et outils numériques à rude épreuve ?
La Dinum doit avant tout s’assurer que les réseaux de télécommunication de l’État et les logiciels de travail collaboratif tiennent le choc, afin que les agents en télétravail disposent des outils pour continuer à travailler. Cette continuité ne peut pas se faire au détriment de la sécurité, car comme nous le voyons en ce moment, des organisations profitent de la situation particulière pour accentuer les attaques et les tentatives d’intrusion. Dans le même temps, ma direction est extrêmement sollicitée pour soutenir toutes les initiatives publiques, mais aussi de la société civile, qui souhaitent participer à l’effort collectif et à la guerre contre le virus. Ce foisonnement d’initiatives, qui partent d’un très bon sentiment, nécessite néanmoins de garder la tête froide et d’allouer les ressources limitées dont nous disposons aux projets les plus efficaces et qui s’inscrivent dans la cohérence de l’action gouvernementale.

Quels types de difficultés vous sont-ils déjà remontés dans l’exercice du télétravail ?
Jusqu’à présent, le RIE tient le choc grâce au professionnalisme de notre équipe d’administration. La plupart des ministères sont parvenus à étendre les capacités de leurs accès distants (VPN) pour permettre la connexion de tous les agents qui assurent une continuité de service. Néanmoins, quelques ministères connaissent des saturations sur ce plan, ou encore sur l’accès à distance à la messagerie des agents, car leurs infrastructures n’ont pas pu être mises à niveau suffisamment tôt. Le point noir est la disponibilité des ponts d’audioconférence mis à disposition par les opérateurs télécom : nous mettons en place des alternatives pour permettre aux services de continuer à se réunir à distance.

L’on a tout de suite vu, dès la mise en place de l’enseignement à distance, de nombreux professeurs recourir à des plates-formes comme Discord ou Twitch pour assurer leurs cours ; des agents et leurs directions cherchaient déjà des alternatives à Tchap et même à WebConférence… Comment comptez-vous lutter contre ce qu’on appelle le shadow IT et les usages alternatifs ? Est-ce problématique ou est-ce que la situation impose d’être plus tolérant ?
Depuis le début de la crise, la messagerie instantanée Tchap connaît un succès très important. Plus de 120 000 agents l’utilisent désormais, et nous devrions atteindre, dans les jours qui viennent, les 200 000 messages par jour. Nous avons reçu, de la part des collectivités territoriales, de nombreuses demandes d’ouverture et nous allons y donner suite quand cela apparaît opportun. Le service de webconférence de l’État Webconf.numerique.gouv.fr est également sollicité près de dix fois plus qu’en temps normal, et connaît aux heures de pointe quelques saturations, que nous sommes en train de régler avec nos collègues du ministère de la Transition écologique et solidaire.

Certains outils vont-ils être lancés de manière précoce pour répondre à l’urgence de la situation ?
Nous travaillons sur la sortie, dans le courant de la semaine, de deux nouveaux outils de partage de documents, d’espaces de travail et de coopération en mode projet – Osmose et Plano –, ergonomiques et facilement accessibles depuis Internet. Ces solutions sont basées sur les logiciels des éditeurs français Jalios et Wimi et ont convaincu les premiers utilisateurs. Discord, Twitch, Slack et leurs équivalents français Jamespot, Whaller, Rainbow et bien d’autres, sont des solutions sur étagère intéressantes. Les services de l’État évaluent avec ces éditeurs les possibilités de constitution d’offres de service sécurisées et performantes pour les agents. En attendant, je soutiens les initiatives locales prises par les enseignants et les établissements pour continuer à faire cours ou assurer les conseils de classe.

À ce propos, allez-vous revoir la doctrine de l’État en matière d’utilisation d’outils alternatifs, en adoptant une posture peut-être plus tolérante vis-à-vis des outils moins “souverains” utilisés par les argents, y compris après la crise ?
L’un des 6 enjeux stratégiques du programme Tech.gouv d’accélération de la transformation numérique du service public consiste à mettre en place des alliances avec les éditeurs privés et la société civile. Depuis mon arrivée à la Dinum, je prêche pour un numérique public à périmètre large, impliquant tous ceux qui veulent contribuer à l’intérêt général tout en respectant les règles du jeu que nous mettons en place : la réversibilité, l’accès aux données, la protection des données personnelles et la conformité stricte au RGPD [le règlement général sur la protection des données, en vigueur dans l’Union européenne, ndlr], le respect strict de la réglementation française et européenne, sans extraterritorialité, l’accessibilité des solutions aux personnes en situation de handicap, la réduction de l’empreinte carbone.
Je disais que ces outils alternatifs sont intéressants, mais combien de leurs porteurs sont-ils prêts à se conformer à nos orientations stratégiques ? Il y a une vraie prise de conscience des agents, de même que de l’ensemble de la société, que ce n’est pas parce qu’une application est gratuite et prête à être utilisée sur Internet qu’elle est saine. Les nombreux scandales de détournement de données personnelles pour des finalités peu reluisantes y ont contribué. L’ouverture de cette doctrine aux solutions du marché va certainement s’accentuer à l’issue de la crise sanitaire.

Nous avons assisté, pendant la semaine passée, à une cacophonie sur la validité ou non de l’attestation de sortie dérogatoire au format numérique sur smartphone. L’État travaille-t-il désormais sur une application officielle ?
Je crois au contraire que le gouvernement a été clair sur les objectifs et les modalités de confinement des Français. Il n’y a pas de travaux engagés sur la dématérialisation des attestations de sortie.

La situation particulière à laquelle font face les services publics, et en particulier leurs services informatiques, met-elle en lumière certaines problématiques qu’il conviendra de traiter à l’avenir, aussi bien au niveau des usages ou des infrastrcutures que de l’organisation du travail ?
Cette crise révèle les faiblesses de certaines infrastructures de l’État, mais également leurs forces. Elle révèle aussi la mobilisation exceptionnelle de ses agents pour trouver des solutions afin que le service public continue, malgré l’ampleur de la crise. Elle montre aussi que le réseau des directeurs du numérique de l’État sait se serrer les coudes pour faire face aux difficultés. Néanmoins, deux autres enjeux de Tech.gouv, l’attractivité de l’État employeur et l’autonomie de l’État, devront être développés davantage encore pour nous permettre de nous préparer aux prochaines crises.

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