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“Sortir du mal-emploi des seniors dans les fonctions publiques”

Dans une tribune que publie Acteurs publics, le Cercle de la réforme de l’État, think tank notamment composé de hauts fonctionnaires et d’universitaires, appelle à inscrire la situation des seniors à l’ordre du jour des négociations qui s’engagent dans la fonction publique. “Si les fonctionnaires sont, dans la deuxième partie de leur carrière et même en fin de celle-ci, à l’abri du chômage, ils ne le sont ni du mal-emploi ni du mal-travail”, souligne le Cercle de la réforme de l’État.

L’utilité d’inscrire la situation des seniors dans les sujets essentiels de la conférence sociale de cet automne et des négociations qui s’engagent pour les fonctions publiques devrait d’autant plus retenir l’attention que ces discussions surviennent alors que vient d’intervenir la loi du 14 avril 2023 réformant le système des retraites et visant à “reculer l’âge de départ” de 62 à 64 ans et à “faciliter les transitions entre emploi et retraite”. 

Dans le contexte général d’un échec systémique du traitement des seniors, voire des facilités d’une sorte de “pacte tacite d’éviction des seniors”, les 4 millions de personnes sous statut dans les fonctions publiques, dont la carrière se déroule tout au long de leur vie professionnelle et de manière plutôt prévisible, auraient dû échapper à ce constat. En fait, si les fonctionnaires sont, dans la deuxième partie de leur carrière et même en fin de celle-ci, à l’abri du chômage, ils ne le sont ni du mal-emploi ni du mal-travail. Et avec un âge moyen de départ à la retraite qui a déjà progressé régulièrement pour dépasser 62 ans. La situation est proche pour une bonne part des contractuels. 

Il faut bien sûr prendre en compte la diversité des situations au sein d’un secteur public pluriel, mais 2 millions d’agents publics ont 50 ans ou plus ; l’âge moyen atteint par exemple 46 ans dans la fonction publique territoriale, qui compte aussi 75 % de personnels de catégorie C dans des métiers pour la plupart à forte pénibilité. Dans la fonction publique hospitalière, une infirmière ou une aide-soignante porte au cours de l’année une charge supérieure à celle, pourtant lourde, d’un ouvrier du BTP.

On ne peut parler de réussite du maintien en emploi quand, très longtemps avant la retraite, dès 45 ans souvent, les perspectives d’évolution deviennent inexistantes.

Parler de maintien en emploi des seniors est en décalage avec des métiers où la réalité est l’impossibilité des agents à rester en poste pour raison de santé. Près de la moitié des aides-soignants et agents de service hospitaliers sont en congé maladie ou en invalidité, comme une sorte de retraite anticipée pour raisons médicales, plusieurs années avant leur date théorique de fin de vie active. Et bien des professions du secteur public sont féminisées à 80 %, avec des carrières hachées posant des problèmes encore mal résolus pour les évolutions professionnelles en deuxième partie de carrière.

On ne peut parler de réussite du maintien en emploi quand, très longtemps avant la retraite, dès 45 ans souvent, les perspectives d’évolution deviennent inexistantes, par exemple pour les enseignants. Inexistants aussi, trop souvent, les moments et interlocuteurs qui permettraient un échange entre le fonctionnaire et son administration sur ses deuxième et troisième parties de vie active. Et tous les baromètres sociaux et enquêtes qualitatives auprès des fonctionnaires montrent la baisse de motivation des agents expérimentés, qui ont l’impression de ne plus être mobilisés à hauteur de leurs compétences et de leur expérience.

Le mal-emploi et le mal-travail des seniors révèlent plus globalement la réalité de l’emploi et des parcours des fonctionnaireset les conséquences, après 45 ou 50 ans, du manque d’anticipation, dès les premières années, des parcours tout au long de la vie active. Tous les agents publics peuvent en pâtir ; mais encore plus ceux qui occupent des postes à fortes sujétions physiques, et notamment quand il s’agit de femmes, qui cumulent alors les difficultés. 

Face à ce constat, la situation est-elle bloquée ?
Le séminaire monté par le Cercle de la réforme de l’État le 16 juin dernier a montré le foisonnement d’idées dans les 3 fonctions publiques : même si on en voit les difficultés, les pistes existent pour changer de perspective et construire une autre vision de l’emploi, du début de la carrière au départ à la retraite et au-delà, cela selon deux axes.

• D’abord refonder le “pouvoir travailler” : les voies et moyens permettant la mobilisation à tous les âges sur des postes ou des missions correspondant aux compétences. Par exemple, lever les limites d’âge pour être proposé, y compris à un poste de responsabilité : pourquoi maintenir une limite d’âge à des métiers où les contraintes physiologiques ne sont pas premières ? Pourquoi, pour la haute fonction publique, exclure des viviers de hauts potentiels les fonctionnaires dès 50 ans ? 

Refonder le soutien apporté par les professionnels de santé : proposer systématiquement un bilan de santé aux agents, apporter un soutien particulier pour des domaines comme l’ophtalmologie, étendre les formations “gestes et postures”, dynamiser les aides physiques apportées aux personnels – par exemple pour le transport et le soin des résidents en Ehpad. 

Faire de l’ouverture des parcours un impératif pour tous les métiers des fonctions publiques, en cassant des fausses impossibilités : pourquoi ne pas permettre à un inspecteur d’un service de contrôle de passer dans un autre et ouvrir ainsi les mobilités territoriales ? Pourquoi ne pas favoriser les passages entre les 3 fonctions publiques ? Pourquoi, dans la haute fonction publique, ne pas pouvoir être immédiatement mobilisé comme expert de haut niveau ou comme adjoint après avoir été directeur d’administration centrale ou territoriale ? Pour les cadres supérieurs, des comités “parcours-carrière” s’installent progressivement dans les ministères : ne faudrait-il pas concevoir l’équivalent pour tout agent public, permettre à chacun d’explorer les évolutions possibles pour son parcours, avec des échanges professionnels tout au long de la carrière, de 30 à 60 ans ?

Il faut un changement de regard sur les seniors en valorisant l’expérience et, dans la haute fonction publique, une vigilance face au jeunisme.

• Ensuite refonder le “vouloir travailler”, c’est-à-dire permettre de conserver l’estime de soi, rendre attractifs les emplois et la vie au travail à tous les âges, certes pour les jeunes mais aussi pour les expérimentés.

Cela suppose certainement un changement de regard sur les seniors en valorisant l’expérience et, dans la haute fonction publique, une vigilance face au jeunisme : non, le parcours naturel n’est pas celui qui conduit à être directeur d’administration centrale ou directeur général des services d’une grande collectivité à 35 ans et à considérer avec commisération le collègue encore sous-directeur ou directeur général adjoint à 45 ! Il faut explorer l’extension de pratiques de gestion qui existent dans certaines administrations, comme celles de l’Insee où il est “naturel” de promouvoir à des postes de responsabilité après 55 ans.

Changer aussi les pratiques de formation : ouvrir celle-ci à tous les âges, en incitant les plus expérimentés à s’y inscrire ; faciliter les formules de mentorat et mentorat inversé, qui permettent à la fois de changer de regard et de mobiliser les différentes générations ; reconnaître des qualifications permises par l’expérience comme pour les infirmiers(ères) en pratique avancée. Mobiliser les formes d’organisation du travail mixant dans une équipe différentes générations – et former les managers à les animer.

Et valoriser après le départ à la retraite les compétences des agents publics, déjà souvent porteurs d’intérêt général dans leurs activités associatives – comme le permet l’éméritat développé pour les universitaires et les chercheurs au CNRS, qui donne une perspective et permet de mobiliser très au-delà de l’âge de la retraite des experts passionnés de leur sujet, heureux de continuer à contribuer à l’intérêt général et ayant trouvé dans cette perspective un sens accru aux dernières années de vie professionnelle.  

Dans chacune de ces directions, de bonnes pratiques existent, il faut les généraliser et les articuler. Nous ne mésestimons pas la difficulté. Il s’agit assurément d’un investissement de grande envergure, demandant à la fois une vue d’ensemble, un changement d’approches et des mesures concrètes dans les champs des ressources humaines, de la formation, de l’ergonomie, de l’organisation du travail.

Mais voyons aussi le coût du mal-emploi des fonctionnaires, que mettent en évidence les difficultés du maintien en emploi des seniors – coût pour la collectivité de la prise en charge des mises en retraite anticipée, des arrêts maladie et des inaptitudes ; coût de la mauvaise utilisation des compétences dans chaque administration, cristallisée sur l’emploi des seniors ; coût en perte d’efficacité du service public ; coût humain payé a fortiori par les femmes, dans leur parcours, leur situation et leurs revenus ; coût en manque d’attractivité des fonctions publiques.

Il faut faire du mal-emploi des seniors un champ de la transformation publique et de renouveau du dialogue social et territorial. Les débats et négociations de cet automne peuvent en être l’occasion et le vecteur.

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Club des acteurs publics

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