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“La construction de notre indépendance numérique est une question de volonté politique”

Alors que Bercy a présenté, le 12 septembre, de nouvelles mesures pour mieux sécuriser les données dans le cloud, 5 entrepreneurs* engagés de longue date pour la souveraineté numérique de la France veulent aller plus loin et défendent l’instauration de quotas en faveur des entreprises européennes dans les achats publics et listent 6 solutions pour mettre en place ces quotas.

Le sujet de la souveraineté numérique est installé comme objectif pour le gouvernement et son ministère de “la Souveraineté industrielle et numérique”. Pour comprendre pourquoi c’est essentiel à toute politique économique, il suffit de mettre en regard la puissance et les profits des Gafam, d’un côté, et notre dépendance à leurs produits, de l’autre. C’est ce gouffre qu’entend combler cette nouvelle option volontariste.

Face à l’enjeu, certains ont d’ores et déjà proposé des mécanismes pour rééquilibrer la part de marché en France et en Europe des outils européens face aux américains et, dans une moindre mesure, aux chinois. Les mesures proposées amènent inexorablement à la mise en place de quotas ou d’équivalents. Les collectifs #playFrance et #IT50+ avaient, les premiers, posé comme objectif le fléchage de 50 % des achats publics vers des outils européens, alors que cette part représente 15 % aujourd'hui. Euclidia, l’alliance des industriels européens du cloud, a proposé de son côté la mise en place de quotas technologiques européens dans les services de cloud en Europe.

Ces propositions, qui bénéficient pourtant d’un soutien politique majoritaire désormais, conduisent des Cassandre en tous genres à répéter à l’envi que “ce n’est pas possible” de mettre en place des quotas : à cause de la législation française, du droit européen, voire international. On invoque l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comme ultime barrage à ces quotas : “Ce n’est pas possible et ça ne marchera pas”. 

Il est donc temps d’expliquer comment et pourquoi de tels quotas sont possibles.

Nous allons décrire 6 solutions possibles pour mettre en place ces quotas et démontrer ainsi que ceux qui se cachent derrière le “ce n’est pas possible” masquent en réalité une opposition larvée aux quotas de la part de ses détracteurs. Ces 6 solutions peuvent en outre être déclinées, combinées, étendues, etc. Elles sont autant de sources d’imagination, car il y a en réalité des milliers de façons de concrétiser ces quotas. Il suffit de vouloir les mettre en place.  

Solution 1 : se mettre dans les pas de l’exception culturelle

Le logiciel est une œuvre soumise au droit d’auteur. Ce n’est pas un hasard. L’industrie numérique produit de la culture. C’est flagrant dans le jeu vidéo ou dans les sites Web de contenu. On commence à le comprendre pour les logiciels et le cloud, dont la forme s’apparente à celle d’une œuvre mathématique. L’originalité de tout logiciel comprend, intègre la culture de son auteur, son éthique, son comportement, ainsi que des œuvres tierces également protégées par le droit d’auteur : polices de caractère, icônes, etc. Il est donc tout à fait naturel d’appliquer à l’économie du logiciel le cadre économique et juridique dont bénéficient déjà le cinéma ou la musique : l’exception culturelle. Reconnue par l’Organisation mondiale du commerce, elle permet à tout État européen, sans passer par une procédure préalable à Bruxelles, d’imposer aux diffuseurs des quotas de contenus logiciels européens : appstores, services de cloud, services publics en ligne, entrepôts des logiciels libres, etc.

Solution 2 : utiliser le levier du crédit d’impôt

Le crédit ou la déduction d’impôt sont deux puissants leviers d’action. Une déduction fiscale existait au Japon en 2008, à la demande des États-Unis, pour favoriser l’achat de logiciels américains par les entreprises japonaises. Chaque licence achetée de logiciel américain donnait droit à une déduction équivalente d’impôt sur les sociétés. À côté du crédit d’impôt-recherche (CIR), il pourrait être mis en place, de la même manière, une politique de crédit d’impôt pour tout achat de numérique européen. Cela permettrait de créer une forte incitation à l’achat local pour les entreprises privées. Cela permettrait aussi de lutter contre les pratiques de dumping des services de cloud américaines pour acheter des parts de marché en Europe.

Solution 3 : le chemin des objectifs

Le fameux Small Business Act (SBA) est d’abord un acte d’objectif posé à toutes les administrations américaines. Pourquoi ne pas reproduire ce mécanisme ? Les cadres de la fonction publique seraient alors évalués sur leur part d’achat numérique européen. Il peut être vu comme un vecteur de développement de l’administration, des collectivités territoriales et des opérateurs d’intérêt vital. Il peut aussi soutenir des objectifs d’impact dans le domaine de l’écologie, du “mieux consommer” ou de l’économie solidaire. Avec une production locale, les ressources pour produire les biens et services numériques sont plus proches et plus responsables.

Solution 4 : se placer sous protection de la sécurité nationale

Le numérique est devenu central et essentiel pour toute l’industrie et aussi pour les fonctions régaliennes de l’État et de ses organes déconcentrés. Il est devenu un sujet de protection de la sécurité nationale. Cela ouvre la voie à de nombreuses exceptions juridiques, notamment par rapport au droit communautaire ou à l’Organisation mondiale du commerce. La Chine a ainsi pu exclure, légalement, pratiquement tous les services de cloud européens et américains de son territoire. Elle a ainsi été capable de développer en moins de dix ans sa propre industrie du cloud et de l’exporter en Europe. Elle produit aujourd’hui ses propres microprocesseurs et son propre système d’exploitation dont l’État passe chaque année commande de 3 millions d’ordinateurs.

Solution 5 : des certificats blancs pour les entreprises de services numériques

Si l’achat public est un levier important notamment en termes de signal pour la crédibilité des acteurs, il se heurte à des réticences culturelles. Celles-ci sont essentiellement le fruit d’une capacité inégalement partagée au sein de la sphère publique à définir le besoin fonctionnel et à avoir la légitimité pour opérer une sélection d’outils. Personne n’est remis en cause pour avoir acheté la solution la plus connue du marché. Ainsi, le recours à des prescripteurs externes, à des conseils, à des intégrateurs, à des distributeurs de technologie est très fréquent.
L’achat public se porte ainsi sur des entreprises de services numériques (ESN) qui, ensuite, ont l’opportunité d’acheter le cloud ou les logiciels de leur choix. Le choix de la feuille de route du gouvernement sur le cloud souverain consacre d’ailleurs le rôle des entreprises de services numériques dans la mise en œuvre de la transition numérique.
Pour inciter ces acteurs du secteur privé, centraux dans la transition numérique du pays, à soutenir l’écosystème local et à le mettre en dynamique, l’État pourrait créer des certificats blancs récompensant l’achat de solutions souveraines. Les entreprises de services numériques seraient incitées à collecter et afficher leur détention de certificats blancs.
Cette création d’un marché secondaire visant à faire peser moins de responsabilité de dépenses, et de stratégie d’achat, sur l’État et les acteurs publics a fait ses preuves dans les économies d’énergie et les énergies renouvelables. Elle a permis l’émergence de nombreux acteurs se préoccupant de ce qui n’était alors pas au cœur de la stratégie compétitive des acteurs majeurs. Malgré les différences sectorielles, si la préoccupation du cloud souverain est réellement partagée par les acteurs publics, mais que les achats publics ne sont pas un levier souhaité, alors cette solution permettrait un développement sain du cloud souverain en ayant recours aux mécanismes de marché.

Solution 6 : Jouer avec le temps

Une autre option est de considérer qu’il faut mettre en place ces quotas sans se soucier outre mesure de leur conformité au droit communautaire ou international. C’est ce que fait l’Europe depuis vingt ans dans le domaine de la protection des données personnelles. 
Quand l’Europe a voulu privilégier les États-Unis dans le numérique, elle a accepté par deux fois de mettre en place une exception spécifique aux États-Unis pour les lois de protection des données privées, puis le Règlement général sur la protection des données (RGPD) : le Safe Harbour et le Privacy Shield. Le Safe Harbor a été créé en 1998 puis a été invalidé en 2015 par la Cour européenne de justice grâce aux efforts de Max Schrems, qui était alors étudiant. Le Privacy Shield a été créé en 2016, puis invalidé en 2020, encore grâce à Max Schrems. L’Europe a donc connu pendant vingt-deux ans un régime illégal au regard du droit communautaire et favorable aux industriels américains.

Cette dernière solution donne aussi la clé de toutes les autres : la volonté politique. Un système de quotas, fut-il illégal, pourrait être adopté en Europe et appliqué durant vingt-deux ans. C’est bien assez pour construire de manière spectaculaire une industrie solide, européenne cette fois.

On demande essentiellement de donner au numérique les mêmes armes que celles que les États-Unis ou la Chine donnent à leur numérique, ou que l’État donne à d’autres secteurs.

Le rôle du gouvernement français est de défendre notre industrie aux yeux du monde, comme il sait si bien le faire pour notre cinéma et notre musique. Son rôle est de défendre notre autonomie stratégique, comme il le fait avec le Rafale ou avec notre agriculture. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun gouvernement de favoriser le cinéma américain, le F-35 ou le bœuf aux hormones contre les acteurs économiques européens. 

En fait, on demande essentiellement de donner au numérique les mêmes armes que celles que les États-Unis ou la Chine donnent à leur numérique, ou que l’État donne à d’autres secteurs. On ne demande aucune exception : on demande de cesser d’être structurellement désavantagés. C’est ce désavantage organisé qui est l’exception.

C’est pourquoi le statu quo dans le domaine du numérique n’est plus possible. Et les solutions apportées permettront au gouvernement de poser la même ambition pour le numérique européen que celle qu’il démontre déjà dans le domaine de la culture, de la défense et de l’agriculture au travers de quotas. Celui qui contrôle l’information est celui qui contrôle l’économie : notre indépendance politique, militaire et industrielle n’est possible qu’avec un numérique européen autonome et fort bénéficiant du soutien de l’État.

Jean-Paul Smets, fondateur de Rapid.Space (Nexedi) et membre de l’association Euclidia, Alain Garnier, fondateur de Jamespot et membre d’Euclidia, Luc Bretones, membre de IT50+, président du think tank Institut G9+ et associé du groupe Madarina, Matthieu Hug, fondateur de Tilkal, et Valentin Przyluski, fondateur de Netframe et membre d’Euclidia. 

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Club des acteurs publics

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