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Kosta Kastrinidis : “Les élus ayant recours à de la dette longue pour des investissements verts doivent être encouragés”

Le directeur des prêts de la Banque des territoires souligne la nécessité d’élargir la capacité d’endettement et de porter un autre regard sur les investissements liés aux enjeux de transition. Quand on parle de “budgets verts”, relève-t-il, il faut intégrer des critères extrafinanciers.

Vous intervenez fortement pour rendre opérationnels les enjeux de transition environnementale. Où en est-on aujourd’hui et quelle est la feuille de route pour les mois à venir ?
La feuille de route de la Banque des territoires porte 2 axes stratégiques : la cohésion sociale et territoriale et la transformation écologique. Ma conviction est que nous ne réussirons le verdissement des territoires que si nous préservons un modèle social fort. Il nous faut donc continuer à conjuguer investissements verts et efforts sur le plan social. C’est particulièrement vrai concernant le logement social : la réhabilitation du parc de logements ne doit pas prendre le pas sur la production de logements nouveaux, alors que la capacité d’investissement des acteurs n’est pas infinie. Or le choc inflationniste oblige parfois les bailleurs à de difficiles arbitrages entre construire et rénover. Si cette situation perdure, elle pourrait engendrer de profonds déséquilibres sociaux, qui viendraient eux-mêmes mettre à mal nos engagements en faveur de la transformation écologique. Sur ce dernier point, nous nous inscrivons dans la dynamique et dans le cadre pluriannuel d’investissement porté par le secrétariat général à la planification écologique. Ce travail de planification est essentiel pour dépasser les visions court-termistes. Nous avons en effet constaté de l’attentisme en début d’année, lié au contexte macroéconomique, aux inquiétudes sur les finances publiques locales et sur les comptes des exercices budgétaires des bailleurs sociaux alors même qu’il nous faut accélérer dans les prochains mois si nous voulons tenir les objectifs fixés. Face à cela, notre rôle est d’apporter des solutions concrètes à nos clients et à nos partenaires, mais aussi d’alerter sur la situation pour faire converger l’écosystème des politiques publiques que nous accompagnons sur une vision de long terme.

Vous mentionnez le secrétariat général à la planification écologique (SGPE). Comment travaillez-vous avec lui ?
Notre analyse des besoins des clients et des territoires nourrit notre action : nous la mettons au service des grandes politiques publiques que nous accompagnons. Notre capacité à agir sur les grands enjeux de transition écologique, particulièrement en matière d’investissement, s’inscrit dans une vision globale élaborée par le gouvernement dans le cadre du Conseil national de la transition écologique [la Première ministre, Élisabeth Borne a réuni ce Conseil le 12 juillet pour évoquer les grandes lignes de la planification écologique d’ici 2030, avec notamment 7 milliards d’euros supplémentaires en 2024, ndlr]. Cette planification, avec la vision pluriannuelle de la trajectoire de décarbonation secteur par secteur qu’elle porte, est un élément à forte valeur ajoutée : elle donne une lisibilité à tous les secteurs économiques. Elle est à mettre en regard avec les investissements considérables nécessaires pour décarboner l’économie, chiffrés à quelque 300 milliards d’euros, selon le rapport récent de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz [le rapport “Les incidences économiques de l’action pour le climat” remis en mai au gouvernement, ndlr]. Le groupe Caisse des dépôts va contribuer à un tiers de cet effort, soit quelque 100 milliards d’euros. Et un tiers de ces 100 milliards seront portés directement par la Banque des territoires, via des apports de fonds propres et, pour la plus grande partie, via des apports de dette auprès des acteurs locaux (bailleurs sociaux, collectivités locales, économie mixte, etc.). Nous avons une vision des besoins des territoires, des contextes locaux et des solutions qui commence à émerger et nous la confrontons aux secteurs prioritaires. Les travaux du SGPE nous permettent de mener cette réflexion de manière très constructive. 

Notre rôle est de stimuler le passage à l’acte des élus sur tous les enjeux de verdissement alors que certaines mesures peuvent paraître impopulaires dans un contexte macroéconomique peu favorable.

SGPE et Banque des territoires sont donc complémentaires ? 
Avec le SGPE, nous nous sommes retrouvés sur une lecture commune des grands enjeux. Notre démarche ascendante très concrète, nourrie des territoires, et leur travail plus descendant et théorique, nourri d’interministériel, sont en effet complémentaires. Il est rassurant de constater que les grands acteurs publics partagent un même diagnostic sur des problématiques aussi essentielles ! Nous avons le chiffrage et le montant des investissements. Tout l’enjeu, maintenant, c’est la manière dont on passe à la mise en œuvre. 

Mais comment stimuler le passage à l’acte auprès d’acteurs publics, particulièrement les collectivités locales, qui ont des marges financières plus limitées qu’auparavant et qui affrontent une forte augmentation de leurs dépenses énergétiques et des taux d’emprunt ? 
Cette question est centrale : notre rôle est de stimuler le passage à l’acte des élus sur tous les enjeux de verdissement alors que certaines mesures peuvent paraître impopulaires dans un contexte macroéconomique peu favorable. Comment dépasser une vision de court terme pour embarquer tout le monde dans une vision de long terme ? Il nous faut modifier un certain nombre de paradigmes qui sont un héritage de l’Histoire, je pense particulièrement au recours à la dette pour les collectivités. Mais nous constatons que le déclenchement de la décision d’investir n’est pas seulement lié au sujet du financement, même si le contexte de taux actuel est moins favorable, mais plutôt à celui du diagnostic et des compétences initiales. Autrement dit, le financement ne manque pas, mais l’expertise et la compétence technique sont parcellaires, dispersées ou insuffisantes. C’est particulièrement prononcé du côté des petites collectivités, qui rencontrent des difficultés lorsqu’elles sont confrontées à des projets complexes comme la rénovation complète d’une école ou d’un réseau d’eau. Elles doivent être éclairées sur leurs choix d’investissement et de délégation de maîtrise d’ouvrage. Dans certains secteurs, il y a une carence sur le marché, le nombre de bureaux d’études est insuffisant. Notre action vise à stimuler l’émergence des projets en proposant aux élus des boîtes à outils en matière d’ingénierie leur permettant de gagner du temps, de faciliter l’acte d’investir. Dans un monde complexe, nous nous attachons à simplifier la tâche des élus. Pour ce faire, nous nous appuyons sur la data et les outils technologiques. 

Justement, comment vous appuyez-vous sur les gisements de données ? 
La data est probablement le levier principal d’accélération de la mise en œuvre des projets de politiques publiques locales. Les données permettent une prise de décision plus rapide, plus informée et plus sûre, à l’image de notre service data de rénovation énergétique “Prioréno”, qui utilise l’intelligence artificielle. Cette plate-forme Prioréno [lancée par la Banque des territoires en partenariat avec l’État, Enedis et GRDF, ndlr] permet par exemple d’identifier en quelques clics les bâtiments énergivores, soit un gros travail de cartographie économisé. Prioréno permet de voir instantanément que tel gymnase est inutilement chauffé la nuit, que telle école est une passoire énergétique, etc. Cet outil, mis gratuitement à la disposition des élus locaux, est un accélérateur de sensibilisation. Dans le même esprit, nous nous apprêtons à livrer une déclinaison de Prioréno destinée au logement social, qui va donner aux bailleurs sociaux une vision en temps réel de la consommation de leur parc, mais aussi cartographier le potentiel d’installation photovoltaïque, l’opportunité d’un raccordement en géothermie ou sur les réseaux de chaleur, évaluer l’impact de tel ou tel projet… En matière de gestion de l’eau, les données permettent de mesurer l’état de la ressource et des réseaux : c’est très précieux quand on sait l’état de stress hydrique de certaines régions et les conflits d’usages grandissants qui vont avec. Cette aide à l’analyse et à la décision est décisive. 

Il faut que certaines injonctions soient revues et clarifiées, si possible dans le cadre de la future loi de programmation des finances publiques.

Les données sont une aide à la décision avant d’investir, mais n’est-il pas indispensable de faire évoluer quelques paradigmes financiers concernant la dette ? Les collectivités n’auraient-elles pas davantage intérêt à s’endetter sur le long, voire le très long terme en matière d’infrastructures ? 
Vous avez raison : des curseurs anciens doivent bouger si l’on veut s’engager dans une trajectoire de décarbonation réellement à la hauteur des attentes. Et cette évolution doit être convergente entre tous les acteurs : l’État, les chambres régionales des comptes, la direction générale des finances publiques… Il faut que certaines injonctions soient revues et clarifiées, si possible dans le cadre de la future loi de programmation des finances publiques. Ceux qui ont recours à de la dette longue pour des investissements “verts” ne doivent pas être pointés du doigt, bien au contraire ! La capacité de désendettement, qui est un grand ratio de management des finances publiques locales, date des années 1980, c’est-à-dire d’une époque où la Caisse des dépôts était le seul prêteur des collectivités locales et où tout le système de prêts fonctionnait sur une norme de remboursement à quinze ans. 

Il faut donc s’affranchir de ce ratio de dette à quinze ans quand on parle d’investissements verts ? 
Absolument, dès lors qu’on finance un actif qui peut s’amortir sur une durée longue. La bonne gestion impose que l’on appuie un actif de long terme sur une dette de même durée. Dans les finances publiques locales, contrairement aux entreprises, il n’y a pas de logique d’amortissement technique et comptable ni de logique bilantielle. Regardez les bailleurs sociaux : ils savent bien amortir leur foncier sur quatre-vingts ans ou leurs bâtiments sur quarante ans. Les collectivités n’ont pas d’outils comptables leur permettant de procéder ainsi, avec une logique de dépréciation d’actifs. 

Pour des investissements verts, il devrait être possible d’élargir la capacité de désendettement. Ce serait un signal fort.

Attention toutefois, dans un contexte de dégradation des finances publiques, à ne pas faire exploser la dette maastrichtienne… 
Il ne faut pas que la dette maastrichtienne explose, ni que les collectivités se mettent en inconfort. L’idée n’est pas de modifier en profondeur le système actuel, mais de l’ajuster de manière ciblée pour l’adapter aux enjeux impérieux de la transformation écologique. Nos collectivités sont pour l’essentiel extrêmement bien gérées, avec une capacité de désendettement saine, même si le contexte inflationniste ajoute aujourd’hui de la contrainte. Pour des investissements verts, il devrait être possible d’élargir la capacité de désendettement : ce serait un signal fort. Il faut créer un cadre qui le permette. Et quand on parle de “budgets verts”, on parle aussi d’intégration de critères extrafinanciers dans les budgets. Toutes les entreprises de plus de 50 salariés doivent faire des déclarations extrafinancières appuyées sur de solides éléments de reporting. Avec la taxonomie européenne [qui désigne la classification des activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement, ndlr], les entreprises vont devoir structurer plus encore leur reporting extrafinancier. Les collectivités ne sont pas contraintes par ces directives, mais elles y seront forcément confrontées, ne serait-ce que parce que leurs banques, commerciales ou publiques, vont attendre d’elles des éléments de reporting. Les collectivités les plus stratèges commencent donc à se doter de ces éléments. 

Quels sont ces éléments de reporting non financiers pour les collectivités ? 
Par exemple, combien de mètres cubes d’eau sont économisés via le financement de la rénovation de réseaux ; combien de tonnes de CO2 sont non consommées grâce à la rénovation d’une école, etc. Les équipes techniques disposent de ces données. Reste à les mettre en lumière. 

Voyez-vous les choses évoluer en la matière, une prise de conscience s’opérer dans les années à venir ? 
Je le pense, parce que c’est le sens de l’Histoire. D’abord, une approche technique permettrait d’avancer facilement via des budgets annexes spécifiques qui intégreraient des investissements verts avec des recettes dédiées ou, pourquoi pas, des externalités positives. Par ailleurs, et c’est l’essentiel : il y a là une opportunité formidable de redonner tout son sens au politique. L’alignement sur les nouveaux paradigmes est en train de se faire. On ne parle plus de X millions ou milliards d’euros de dette, mais d’un investissement permettant de rénover des mètres carrés, d’économiser des ressources en eau ou en CO2, de réhabiliter des logements sociaux, de développer l’économie locale, les emplois… C’est une autre présentation, un autre discours permettant de dire ce qui est social, ce qui vertueux, ce qui est bénéfique pour notre environnement. Les résultats non financiers vont primer ! 

Notre épargne finance l’avenir de nos enfants et construit notre modèle de services publics de demain.

Vous évoquiez le besoin d’expertise des territoires. Comment intervenez-vous alors que nombreux acteurs sont présents pour accompagner les projets locaux : Cerema, Ademe, ANCT, Anru… ? 
Nous sommes un facilitateur local, nous accompagnons l’émergence et le développement des projets. Nous cofinançons des études avec les collectivités, nous apportons des crédits d’ingénierie, nous soutenons les acteurs institutionnels. Nous intervenons clairement en complémentarité. Pas d’usine à gaz, de la simplicité. Par exemple, en matière de politique de la ville, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) propose des dispositifs exceptionnels, comme la démarche de quartiers résilients. Nous venons en appui via des crédits d’ingénierie. Pareillement pour le Fonds vert, pour lequel le point d’ancrage est le préfet : nous intervenons au côté des services déconcentrés pour répondre aux besoins de financement avec les directions régionales de la Banque des territoires. 

Le rapport rendu par Jean Pisani-Ferry évoque 300 milliards d’euros, dont 100 milliards qui seraient portés par la Caisse des dépôts. Ce sont des sommes considérables. L’argent-il “magique” ? 
Bien sûr que non ! Il n’y a pas d’argent magique. C’est d’ailleurs antithétique avec notre vénérable institution, âgée de plus de deux siècles, qui est une formidable mécanique financière, hyperrigoureuse et qui sait en permanence trouver les capitaux et les moyens pour investir. En parallèle, notre modèle est adossé au fonds d’épargne, alimenté par votre livret A, le mien et celui de tout un chacun. On le voit, les Français épargnent massivement sur leur livret A lorsque la conjoncture devient incertaine. Cela nous permet de financer de multiples projets d’intérêt général : rénovation d’écoles, infrastructures d’eau, etc. C’est un magnifique message républicain : notre épargne finance l’avenir de nos enfants et construit notre modèle de services publics de demain. Et cela dans la durée, sur le long terme, et alors que nous entrons dans une nouvelle phase où l’argent n’est plus gratuit comme il l’était depuis dix ans avec des taux anormalement bas. 

Propos recueillis par Sylvain Henry

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