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Pierre Moscovici : “La revue des dépenses doit se dérouler à ciel ouvert et mobiliser tout le monde”

Le Premier président de la Cour des comptes livre dans cet entretien sa définition de ce que doit être une revue des dépenses publiques, au regard des diverses tentatives passées : un exercice auquel “il faut associer tous les partenaires, y compris la société civile”, souligne-t-il. Pierre Moscovici invite également à combattre les idées reçues sur le désendettement, qui constitue selon lui “la condition sine qua non pour retrouver les marges nécessaires à l’investissement dans l’avenir”.

Régulièrement, la nécessité de procéder à des revues des dépenses publiques revient dans le débat public, sans que l’on entre à chaque fois vraiment dans l’exercice. Pourquoi ?
Il faut revenir à la racine, à l’origine de ce type d’exercice : la dette publique. Nous sommes aujourd’hui en Europe le pays dont la situation des finances publiques, sans être la plus délicate en niveau, se dégrade le plus. Le pourcentage de la dépense publique dans le PIB s’élève à 58 % et se situe à 8 points de plus que la moyenne de la zone euro, c’est l’un des plus élevés du monde. Et il y a cinquante ans que cette tendance à la hausse se poursuit : elle traduit donc bien une préférence collective ! La nation française s’est construite autour d’un État qui apparaît comme l’assureur en dernier ressort. Cette conception entraîne une situation des finances publiques très dégradée. Avec 3 000 milliards d’euros de dette, notre situation est sérieuse : nous sommes entrés en 2020 dans la crise du Covid avec un niveau de dette plus élevé que la plupart de nos partenaires, nous avons conduit des politiques aussi coûteuses que bon nombre d’entre eux, nous en sommes sortis avec un effort de réduction de la dette beaucoup plus faible. Une divergence est donc en train de se produire entre eux et nous. En termes d’action publique, cela entraîne un risque de paralysie. Lorsque le service annuel de remboursement de la dette (25 milliards en 2021, 50 milliards aujourd’hui) deviendra, si rien n’est fait, le premier poste budgétaire de l’État, comment sera-t-il possible de financer les grands investissements indispensables pour l’avenir, à commencer par la lutte contre le réchauffement climatique, enjeu vital pour notre société ? Pour inverser cette tendance, il faut maîtriser nos finances publiques, par un effort de 60 milliards d’euros sur cinq ans. Au-delà de la recherche de la croissance et de la lutte contre la fraude, nous devons nous attaquer à la dépense publique. Pour cela, il existe des recettes traditionnelles, comme celle du rabot budgétaire (on rabote partout au même niveau) ou celle du marteau (on enfonce un clou ici ou là). Dans les deux cas, l’approche est inefficace, non structurelle, frustrante et provoque des conflits. Il est temps pour nous d’envisager un exercice plus intelligent : c’est le sens des revues de dépenses publiques.

Quel regard portez-vous sur les tentatives précédentes : la Révision générale des politiques publiques en 2007, la Modernisation de l’action publique en 2012 et Action publique 2022 en 2017 ?
Ces exercices avaient tous un périmètre restreint (les dépenses de fonctionnement courant de l’État), une finalité essentiellement budgétaire (visant à économiser), et un output [fruit de la production, ndlr] limité. Une véritable revue des dépenses, comme effectué dans de nombreux pays européens, consiste à analyser la qualité des dépenses publiques. Il ne s’agit pas d’un exercice budgétaire, car sa finalité n’est pas de générer des économies, mais bien d’améliorer la qualité du service public. Mais chemin faisant, on en déduit en général une diminution des coûts. Nous ne devons pas perdre de vue qu’en France s’ajoute, au problème quantitatif, un problème qualitatif : depuis les années 2000, nous observons un déclin constant de la satisfaction des usagers du service public, au fur et à mesure que croît la dépense. C’est une situation intenable !

Faire des choix de finances publiques sans débat relève pour moi de l’oxymore.

Quelle est votre définition d’une revue des dépenses publiques ?
Une revue des dépenses est un examen en profondeur, transversal et sectoriel de toutes les dépenses (investissement et fonctionnement) de l’ensemble des acteurs : État, opérateurs, collectivités, Sécurité sociale, en responsabilisant tous les niveaux d’administration et en menant l’exercice dans la durée. Il faut y associer tous les partenaires, y compris la société civile, dans une sorte de grand débat évaluatif visant à scanner les politiques publiques, pour voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Les finances publiques paraissent certes un sujet aride, technique, mais elles sont en fait le socle d’un débat extrêmement politique : que faisons-nous de l’argent des contribuables ? Comment se porte le service public ? Faire des choix de finances publiques sans débat relève pour moi de l’oxymore.

Action publique 2022 présentait une gouvernance assez pluraliste, avec 34 membres représentatifs de secteurs divers, mais n’a pas convaincu…
C’était un exercice intéressant, qui s’est déroulé dans un cadre pluraliste mais étroit. Et surtout, il s’est heurté à un gros problème de transparence. Je préconise un exercice qui se déroule à ciel ouvert et mobilise tout le monde. Pas un travail en chambre.

Pourquoi n’arrive-t-on pas à créer les conditions d’une démarche ouverte et transparente ?
Peut-être est-ce le résultat de notre culture politique et administrative. L’organisation de l’État est bâtie autour des ministères, et l’exercice budgétaire est codifié depuis très longtemps : lettres-plafonds, conférences budgétaires, rôle central de la direction du budget à Bercy, arbitrages de Matignon. Ce système a un certain mérite, celui de boucler dans des conditions intellectuellement rigoureuses et politiquement validées. Mais on ne peut prétendre analyser une politique publique uniquement par un dialogue annuel entre les ministres en charge de l’économie et du budget et leurs collègues, la direction du budget et les directions financières des ministères dépensiers, ni même entre les ministres. Il faut faire de l’évaluation un exercice pluraliste, qui fasse intervenir des corps de contrôle, des institutions comme la Cour des comptes, mais aussi des laboratoires académiques. L’évaluation doit mobiliser, par le débat, toute la société. Il n’y a jamais eu une réelle volonté politique de procéder ainsi, et cela pour deux raisons : d’abord, l’absence de prise en compte de la nécessité de l’impératif de désendettement – mis à part quelques rares coups de semonce extérieurs comme celui des lendemains de la crise financière de 2008-2010, nous n’avons jamais “endogénéisé” la nécessité du désendettement, ce n’est pas dans notre culture. Par ailleurs, nous ne sommes pas non plus un pays qui apprécie le débat : nous avons un fonctionnement politique traditionnellement vertical et cet exercice exige de la transversalité.

Il faut battre en brèche l’idée selon laquelle le désendettement équivaut à l’austérité.

Les Français ont une certaine peur de l’huissier dans leur vie personnelle, mais leur rapport à l’endettement public n’est pas vraiment construit autour de la peur...
On n’a jamais réussi à faire bouger une société par la peur, du moins dans le bon sens ! Lorsque j’étais commissaire européen, j’ai eu à gérer le cas de la Grèce et je déconseille ce type de stratégie. Avec Jean-Claude Juncker, notre première action lorsque nous avons pris nos fonctions à la Commission a été de supprimer la “troïka” européenne, cette triste image de “men in black” qui débarquaient à Athènes dans des voitures blindées, ce système peu démocratique où des fonctionnaires internationaux donnaient des ordres à des ministres. Ce pays a vécu dans une atmosphère de quasi-protectorat pendant plusieurs années, et cela a laissé de profondes séquelles dans la société. Je le répète, je suis hostile à la culture de la peur et adepte d’une culture du débat dont nous manquons trop en France. Il faut faire une pédagogie du désendettement et, en particulier, battre en brèche l’idée selon laquelle le désendettement équivaut à l’austérité : c’est faux, il est au contraire la condition sine qua non pour retrouver les marges nécessaires à l’investissement dans l’avenir. Gardons toujours en tête que le service de la dette est la dépense la plus bête qui soit.

Le débat public se nourrit aussi de ce que nous voyons par ailleurs. Beaucoup de pays développés, à commencer par la Chine et les États-Unis, ont accumulé des montagnes de dette. La dette ne s’est-elle pas banalisée dans les esprits ?
Ne nous comparons pas avec des pays qui sont à eux seuls des puissances mondiales. Nous sommes un pays significatif sur le plan économique, une puissance d’influence mondiale, mais nous sommes aussi 67 millions d’habitants dans un monde qui en compte 9 milliards.... De surcroît, nous appartenons à un ensemble, l’Union européenne, qui est notre multiplicateur de puissance, et avons signé un règlement de copropriété avec nos voisins, qui s’appelle l’euro. Ce cadre nous protège. Avant le Covid, la France avait fini par sortir de la procédure de déficit excessif. Si nous ne faisons rien, nous serons d’ici 2027 l’un des 3 pays les plus endettés de la zone euro. La situation est d’autant plus ­délicate que les taux d’intérêts sont redevenus positifs : le coût de la dette va croissant, avec de surcroît une partie indexée sur l’inflation. Voilà une équation qui devrait, sans agiter la peur, mobiliser la raison. La responsabilité du politique, c’est de faire prendre conscience de cela. Pour les Français, la dette reste une notion abstraite. Mais il existe des moyens de la rendre concrète : expliquer ce que l’on ne pourra plus faire dans un pays endetté, les risques en termes de souveraineté et d’indépendance, etc.

Pourquoi l’élite politique s’approprie-t-elle aussi peu ce sujet ?
J’ai décrit un peu plus haut certaines des raisons, auxquelles on peut ajouter la brièveté des cycles politiques. Le désendettement est un exercice de long terme, exigeant, peu populaire, et demande un effort qui n’est récompensé que sur la durée. Cela requiert du courage et une certaine vision de l’avenir. À une autre époque, Pierre Mendès-France disait que les finances publiques en désordre sont le signe d’une nation qui s’abandonne : je partage cette formule.

Vous avez récemment pointé l’entre-soi qui règne trop souvent dans ces exercices de revue des dépenses publiques...
J’ai salué les Assises des finances publiques organisées par le gouvernement [le 19 juin dernier à Bercy, ndlr], qui constituent à mes yeux un progrès bienvenu pour 3 raisons : le temps d’une matinée, tous les acteurs de la dépense publique se sont réunis autour de la même table, avec pour mot d’ordre le désendettement et également l’annonce de premières mesures. C’est un bon début, mais on n’a pas encore ouvert les portes et les fenêtres. L’exercice doit être mené dans la durée et ne pas avoir une finalité uniquement budgétaire, il doit être plus ambitieux. Cet exercice requiert une conceptualisation et un portage politique plus importants, mais les Assises des finances publiques sont un point de départ.

Je n’assimile pas la notion de « réforme » à la contrainte, à la punition ou au néolibéralisme. Il faut retrouver le sens progressiste de ce concept.

Pour mener ce type débat, il faut aussi que la méthode inspire confiance. Quelles sont les conditions pour que des vérités s’imposent dans un espace public très clivé ?
Je ne fais pas abstraction de la réalité politique : l’absence de majorité absolue, la violence du débat politique, la difficulté à trouver un consensus, et une certaine aversion pour les réformes. D’où la nécessité d’un discours de la méthode pour expliquer en quoi cet exercice peut être partagé et “gagnant-gagnant” : il permet à la fois de réaliser des économies et d’obtenir une meilleure qualité de service public. Les analyses de la Cour des comptes montrent que les marges de manœuvre sont considérables. Je n’assimile pas pour ma part la notion de “réforme” à la contrainte, à la punition ou au néolibéralisme. Il faut retrouver le sens progressiste de ce concept.

Il existe peu d’acteurs à même de susciter la confiance, notamment la Cour des comptes ainsi que le monde universitaire, relativement atomisé et qui reste encore assez éloigné de l’élite administrative. Que nous manque-t-il sur le plan opérationnel ?
Une fois de plus, la vraie question reste celle de la volonté politique. Ensuite, il convient de trouver la bonne méthode, les bons porteurs et les bons vecteurs. J’ai indiqué à plusieurs reprises que la Cour des comptes était disponible. C’est une institution républicaine, dotée d’une mission constitutionnelle qui inclut l’évaluation des dépenses publiques. Elle est connue par 90 % des citoyens et respectée par 70 % d’entre eux. Mais ses moyens ne sont pas infinis. Notre contribution à la revue des dépenses sous la forme des notes thématiques publiées au mois de juillet constitue un exercice que j’ai voulu et que je crois intéressant, mais il ne prétend pas épuiser le sujet. Il faut sans doute y associer d’autres acteurs, comme les laboratoires d’évaluation académiques que j’évoquais tout à l’heure. La Cour a le grand avantage de se situer à équidistance de l’exécutif et du législatif. Mais elle ne peut pas tout réaliser, seule dans son coin. Je n’ai jamais cru au gouvernement des juges et des experts. Nous n’avons pas vocation à nous substituer au gouvernement, à lui tenir la main ni à lui dicter des comportements ou des choix. Seulement, et ce n’est pas rien, à éclairer ceux-ci et à informer les citoyens.

Sur le plan de la méthode, définir des objectifs d’évaluation alors que les objectifs peuvent être assez contradictoires n’a rien d’une sinécure…
Le mot d’ordre doit venir d’en haut : il faut décréter la mobilisation contre la dette puis définir les bons instruments pour y parvenir. J’ai la conviction que sans revue des dépenses publiques, nous n’y parviendrons tout simplement pas. Nous connaîtrions chaque année des exercices budgétaires massifs, complexes, frustrants, pas totalement intelligents, qui ne pourraient que provoquer des réactions et opposer les ministères les uns aux autres. Avec, à la clé, des décisions qui ne seront pas forcément optimales. Nous pouvons et devons faire mieux.

Propos recueillis par Pierre Laberrondo

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