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“Numérique et territoires : le défi de la création de valeur”

Chercheurs et enseignants de l’IAE Pau-Bayonne, Pascal Frucquet (doctorant en sciences de gestion), David Carassus (professeur), Didier Chabaud (professeur) et Pierre Marin (chercheur associé) soulignent la nécessite d’intensifier les initiatives de l’État en direction des territoires intelligents et durables. Une priorité du prochain quinquennat, estiment-ils, pour aller plus loin dans le “continuum des modes de coproduction du service public”.

En 2021, plus de 200 territoires ont engagé en France des projets de type ville ou territoire intelligent1, témoignant ainsi d’une forte dynamique de “digitalisation des collectivités locales”2. En effet, la gestion publique locale est profondément impactée par l’essor des technologies numériques à la faveur d’incitations d’ordre réglementaire (open data, RGPD3, Action publique 20224), mais également financières. En la matière, la dynamique est portée par des actions de soutien aux investissements (France Relance, investissements d’avenir, THD5), mais aussi par la recherche de solutions d’optimisation de la performance des services publics dans un contexte de contraintes budgétaires fortes couplées à une demande de services dont la croissance a encore été accélérée par les conséquences de la crise du Covid-19.

Les territoires sont également de plus en plus confrontés aux phénomènes d’ubérisation6 des services, dans un conflit de valeurs et de pouvoir entre “la cité politique” et la “ville algorithmique” des géants de l’économie numérique et des start-up qui gravitent autour7. Les politiques publiques territoriales sont alors directement déstabilisées : Airbnb et politiques de l’habitat, Waze et politiques de mobilités, etc. Au cœur de ces tensions, les questions de la propriété, de l’usage et de la valorisation des données produites dans les territoires sont centrales. Toutes ces dynamiques vont encore gagner en ampleur dans les prochaines années à mesure que le déploiement du très haut débit et des technologies 5G va s’achever, multipliant les possibilités d’usage de solutions numériques d’intérêt général comme privé. 

Un faible nombre de collectivités ont une vision politique et stratégique globale intégrant des dynamiques de création de valeur au moyen du numérique.

L’enjeu est alors, pour les collectivités locales, de transformer ce contexte en opportunités de créer de nouvelles formes de valeur à l’échelle locale en adressant la question de la gouvernance de la chaîne de valeur des services numériques et des données dans les territoires et surtout celle de leur leadership8. Le défi est de faire émerger des leaders publics ou publics-privés d’intérêt général afin d’apporter souveraineté et rééquilibrage. Les axes de création de valeur peuvent ensuite varier selon le contexte : valeur économique, environnementale, relationnelle, sociale, etc.

Trois grands rapports9 publiés ces dernières années sur la diffusion du concept de smart city en France témoignent ainsi d’une réelle sensibilisation au sujet et d’une multiplication des initiatives. Paradoxalement, malgré la quantité de projets engagés, ces publications comme la plupart des travaux universitaires10 mettent en évidence le faible nombre de collectivités ayant une vision politique et stratégique globale intégrant des dynamiques de création de valeur au moyen du numérique et/ou des politiques de villes et territoires intelligents. Les chantiers restant à engager dans le futur sont donc immenses et peuvent s’articuler autour de deux grands concepts sur lesquels les sciences de gestion ont vocation à être mobilisées : le pilotage des politiques publiques et la cocréation de valeur. Sur le premier point, la réalité nous invite à rappeler une évidence : le pilotage des politiques publiques numériques passe d’abord par leur reconnaissance comme des politiques à part entière, dialoguant à rang égal avec les autres politiques dans une dynamique d’enrichissement continu et transverse.

Cette orientation implique alors de concevoir des instances de gouvernance ad hoc dépassant les cadres institutionnels existants. L’implication forte des responsables politiques et administratifs dans l’animation de ces organes de pilotage est ainsi indispensable. D’abord au moment de la définition des objectifs à atteindre. En effet, la question du numérique et les projets villes ou territoires intelligents sont des projets éminemment politiques, entre “horizon évident et épouvantail repoussant”11, entre facteurs de liberté/créativité et craintes de vivre dans des safe cities.

Il est possible d’aller encore plus loin dans le continuum des modes de coproduction du service public.

Le rôle des leaders politiques est ensuite déterminant dans la phase de mise en œuvre, où les défis à relever sont essentiellement ceux de la transversalité et de l’accompagnement au changement. Il s’agit en effet de dépasser les dynamiques historiques d’attachement des données et les organisations “en silos”12. Cela implique alors d’associer et d’accompagner étroitement les équipes dans une triple logique d’innovation, d’appropriation et d’inclusion numérique. En effet, près d’un tiers des métiers territoriaux seront fortement impactés par la transition numérique dans les dix-quinze années à venir13. L’acquisition d’une “culture numérique”14 doit donc être pilotée, tant dans des objectifs de maîtrise des compétences techniques que dans des objectifs de compréhension des enjeux sociétaux et économiques.

Sur le second point, dans le prolongement des dynamiques internes aux collectivités, la mise en œuvre d’un pilotage proactif et ouvert15 est également nécessaire à l’échelle du territoire pour maximiser la création de valeur. Les technologies numériques constituent en effet une formidable opportunité d’offrir une expérience utilisateur enrichie par rapport aux relations traditionnelles citoyens-administration, en proposant notamment des interfaces multicanal, adaptables et personnalisables, favorisant les contributions individuelles ou collectives. Mais il est possible d’aller encore plus loin dans “le continuum des modes de coproduction du service public”.16

De nouvelles formes de coopération avec les acteurs privés, y compris les géants du numérique, sont à construire et à formaliser.

Les dynamiques d’information et de codécision peuvent être soutenues en déployant des plates-formes participatives plus ou moins interactives, parfois couplées à des outils de visualisation en 3D17. Un potentiel immense s’ouvre donc pour s’engager dans des dynamiques de cocréation de valeur, entendue comme toutes ces situations où la valeur n’est pas créée de façon descendante depuis un producteur vers un consommateur, mais coconstruite par agrégation de savoirs et de connaissances18. De nouvelles formes de coopération avec les acteurs privés, y compris les géants du numérique, sont alors à construire et à formaliser, renouvelant les cadres de la régulation publique19, dans une logique collaborative construite autour d’une double vision d’intérêt général et d’inclusion numérique, dépassant les frontières organisationnelles, juridiques et institutionnelles actuelles en mettant au centre les politiques publiques plutôt que les structures.

Par une approche renouvelée du pilotage des politiques publiques et en s’engageant activement dans la cocréation de valeur, les collectivités locales et les acteurs des territoires ont donc d’immenses opportunités à saisir pour dépasser une digitalisation parfois subie et un numérique trop souvent réduit à ses dimensions techniques. Le défi est de taille, s’agissant d’un domaine qui peut très vite apparaître comme inaccessible et réservé aux experts. Pourtant, l’essentiel se situe sur les terrains politique et stratégique. Or les collectivités locales ne pourront seules relever ces défis, sans soutien financier et méthodologique, non plus que sans incitation à engager des actions fédératrices et mutualisées. La poursuite et l’amplification des initiatives de l’État en faveur de territoires intelligents et durables20 doit ainsi constituer une priorité pour le prochain quinquennat.

1. Data Publica et KPMG, 2021, “De la Smart City à la réalité des territoires connectés, l’émergence d’un modèle français ?”, ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance, p. 17.
2. Christophe Maurel et Julien Batac, 2020, “La face cachée de la digitalisation dans les collectivités territoriales”,
The Conversation, 9 juin 2020, http://theconversation.com/la-face-cachee-de-la-digitalisationdans-les-collectivites-territoriales-131527.
3. Règlement général sur la protection des données, adopté par l’Union européenne en 2016.
4. Plan Action publique 2022 prévoyant la dématérialisation de 100 % des démarches administratives à l’horizon 2022.
5. Plan Très Haut Débit prévoyant la couverture de 100 % du territoire en fibre optique.
6. Conseil d’État, 2017, Étude annuelle “Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’« ubérisation »”
7. Jean Haëntjens, 2018,
Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes : la cité face aux algorithmes,  Diagonales, Paris, rue de l’Échiquier.
8. Nils Walravens, 2015, “Qualitative Indicators for Smart City Business Models: The Case of Mobile Services and Applications”,
Telecommunications Policy 39 (3-4): 218-40. https://doi.org/10.1016/j.telpol.2014.12.011.
9. Luc Belot, 2017, “De la « Smart City » au Territoire d’intelligence(s)” ; Akim Oural, Emmanuel Eveno, Florence Durand-Tornare et Mathieu Vidal, 2018, “Vers un modèle français des villes intelligentes partagées”, rapport à Monsieur le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères ; Data Publica et KPMG, 2021, op. cit.
10. Pour une présentation exhaustive de la littérature sur les
smart cities et les thématiques dominantes, voir notamment A. Sharifi ; Z. Allam ; B. Feizizadeh ; H. Ghamari, “Three Decades of Research on Smart Cities : Mapping Knowledge Structure and Trends”, Sustainability 2021, 13, 7140, https://doi.org/10.3390/su13137140.
11. N. Minvielle et O. Wathelet (2020), “Smart City : d’autres imaginaires existent pour une ville intelligente”,
The Conversation, 23 avril 2020, www.theconversation.com, consulté le 1er fév. 2022.
12. Antoine Courmont, 2019, “Ce que l’open data fait à l’administration municipale : la fabrique de la politique métropolitaine de la donnée”,
Réseaux n° 218 (6): 77, https://doi.org/10.3917/res.218.0077 ; Antoine Courmont, 2021, Quand la donnée arrive en ville : open data et gouvernance urbaine, PUG.
13. CNFPT, 2021, “Les impacts de la transition numérique sur les métiers de la fonction publique territoriale - Volet prospectif”, https://www.cnfpt.fr/sinformer/mediatheque/etudes/etude-impacts-transition-numeriquemetiers-territoriaux-volet-2/national.
14. Dominique Cardon, 2019,
Culture numérique, Presses de Sciences Po, https://doi.org/10.3917/scpo.cardo.2019.01.
15. David Carassus et Kemo Baldé, 2020, “Analyse de la gouvernance publique locale : proposition d’une grille de lecture et caractérisation exploratoire des pratiques de l’intercommunalité française”,
Finance Contrôle Stratégie, nᵒ NS-7 (janvier), https://doi.org/10.4000/fcs.3990.
16. Stephen P. Osborne et Kirsty Strokosch, 2013, “It Takes Two to Tango ? Understanding the Co-Production of Public Services by Integrating the Services Management and Public Administration Perspectives”,
British Journal of Management 24 (septembre): S31 47. https://doi.org/10.1111/1467-8551.12010.
17. 3D pour “trois dimensions”. De plus en plus de collectivités expérimentent des solutions mobilisant les techniques de restitution 3D avec le développement des jumeaux numériques (Banque des territoires, 2021, “Miroir, miroir… : le jumeau numérique du territoire”).
18. Stephen L. Vargo et Robert F. Lusch, 2008, “Service-Dominant Logic: Continuing the Evolution”,
Journal of the Academy of Marketing Science 36 (1): 1 10, https://doi.org/10.1007/s11747-007-0069-6.)
19. Carine Staropoli et Benoît Thirion, 2019, “Digital New Deal : les relations public-privé dans la smart city”. Les “Policy Papers” de la chaire EPPP, nᵒ 2 (mai): 14.
20. https://www.gouvernement.fr/innovation-territorial-lancement-de-l-appel-a-projets-territoires-intelligents-et-durables consulté le 23/12/21 à 15h01.

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