La doctrine de l’État sur les outils numériques chamboulée par le confinement

Avec la mise en place du télétravail dans le secteur public, les agents publics adaptent leurs méthodes de travail et surtout les outils qu’ils utilisent, au risque de recourir à des solutions aux politiques de sécurité et de confidentialité des données parfois douteuses. 

“On fait du mieux qu’on peut avec les outils qu’on a.” Voilà qui résume l’état d’esprit de beaucoup d’agents publics, forcés de télétravailler en raison de l’épidémie de Covid-19. Depuis le début du confinement, il y a près d’un mois, le télétravail est devenu la règle impérative dans la fonction publique. Dans bien des cas, les agents n’ont pas d’accès à distance au système d’information de leur administration ni à ses différents outils. Pour les autres, les outils disponibles ne sont pas toujours au rendez-vous, tant du point de vue de leur ergonomie que de leur résistance à la surcharge. 

Avant même le début du confinement, la direction interministérielle du numérique (Dinum) sonnait l’alerte, appelant l’ensemble de ses agents à se tourner vers les solutions “maison”, comme WebConference ou Tchap pour la messagerie instantanée, qu'elle s'efforce d'ouvrir au maximum d'agents. Résultat : une fois les personnels passés au confinement, ces deux services ont été pris d’assaut en quelques jours. Le premier a même dû être dégradé pour tenir la charge : le mode audio est désormais activé par défaut pour limiter le cours à la “visio”, particulièrement gourmande.

Pour pallier ces faiblesses, les agents sont tentés de se tourner vers des solutions commerciales, pas forcément sécurisées et pas toujours respectueuses de la législation européenne, en matière de protection des données personnelles notamment. 

Ruée sur les outils commerciaux

Le cas de l’éducation nationale illustre à lui seul les tensions qui existent entre les outils et les usages. Dès les premiers jours, nombre d’enseignants désertent les espaces numériques de travail (ENT), en panne, pour recourir à d’autres solutions, comme celles de l’association Framasoft, ou à des outils commerciaux, comme Discord. Un report d’utilisateurs d’une ampleur telle que Framasoft affiche rapidement sur son site un message d’alerte, enjoignant les personnels de l’éducation nationale à ne plus utiliser ses services collaboratifs.

Pour empêcher la fuite de ses personnels vers des solutions extérieures, le ministère s’est activé, d’une part pour remettre d’aplomb les ENT, et d‘autre part pour proposer des solutions alternatives de visioconférence par exemple. “Les enseignants ont été obligés d’agir le plus rapidement possible avec les solutions dont ils pouvaient disposer pour maintenir le contact avec les élèves, affirmait ainsi à Acteurs publics le directeur du numérique pour l’éducation, Jean-Marc Merriaux, le 26 mars. Mais dès lors que nous sommes parvenus à stabiliser un certain nombre de nos outils, nous demandons aux enseignants de n’utiliser que ces outils, qui offrent tout le cadre de confiance nécessaire pour garantir la continuité pédagogique.”

Le message fut martelé les jours suivants, notamment à travers des notes aux délégués académiques au numérique. Le ministère y recommande certaines solutions pour assurer à distance la continuité pédagogique et administrative, et y proscrit fermement l’usage de Discord, mais aussi de Zoom. Ce logiciel américain, qui fait l’objet de vives critiques concernant sa politique de sécurité et relative aux données personnelles, est d’ailleurs utilisé quotidiennement par les députés… même lorsqu’il s’agit de débattre de sécurité et de protection de la vie privée. L’Assemblée nationale devrait toutefois, indique-t-on à Acteurs publics, pouvoir enfin s’en passer à compter de la semaine prochaine. 

Pas de doctrine claire

Signe d’un chamboulement des usages du numérique, au niveau interministériel, la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP, la DRH de l’État) a été poussée à évaluer différents outils de visioconférence, sans pour autant privilégier l’un d’entre eux. Plus étonnant encore, la DRH de l’État reconnaît à demi-mot que la doctrine officielle s’est assouplie à l’aune de la crise : “Ces préconisations ne sont valables que parce que nous traversons une période exceptionnelle. En temps normal, une visioconférence doit se faire sous Webconférence car c’est le seul outil garantissant la sécurisation des échanges”, peut-on lire dans une note de la DGAFP.

Dans cette note, la pertinence des outils WebConference (solution étatique basée sur la solution open source Jitsi), Jitsi, Hangouts (Google), Zoom et Skype (Microsoft) est évaluée selon une dizaine de critères fonctionnels, mais aussi du point de vue de la sécurité des données. À ce niveau-là, Skype, Hangouts et Zoom font pâle figure et récoltent une note entre 1 et 2 sur 5. Le même jour pourtant, la Dinum indiquait à nos confrères de NextINpact“déconseiller fortement” l’usage de Zoom dans les administrations.

Et pourtant, dans leur travail, de nombreux agents, y compris parmi les plus sensibilisés à la confidentialité des données, se laissent tenter par des solutions non officielles. “Nous utilisons au maximum les outils officiels, mais nous sommes aussi parfois obligés d’utiliser les outils moins conventionnels, lâche un agent de la Dinum qui préfère une solution de « visio » autre que celle de l’État. Pour autant, nous devons rester attentifs au degré de confidentialité des usages. Tout est une question de bons sens : cela dépend de l’usage et du contenu de l’information.” Tous les jours, ce même agent affirme également utiliser Discord pour échanger avec ses collègues, et basculer vers Tchap ou sa boîte mail professionnelle pour des échanges plus formels ou sensibles. “Ce que nous cherchons à éviter, c’est de dégrader la sécurité au profit de la simplicité”, expose-t-il. 

Jongler au quotidien avec les outils plus ou moins sécurisés s’apparente à un exercice d’équilibriste pour de nombreux agents publics, depuis la généralisation du télétravail. Mais du côté du Lab de l’Intérieur, on n’hésitait pas, depuis de nombreux mois déjà, à recourir à des outils extérieurs de manière bien cadrée et, en cette période particulière, à initier ses collègues à leur utilisation raisonnée. Le Lab a en effet mis en place un environnement de travail hybride associant outils numériques disponibles sur Internet (et donc exposés) et systèmes d’information internes. Une manière de profiter du meilleur des deux mondes tout en épargnant les infrastructures du ministère, par ailleurs très sollicitées en ces temps de confinement. 

Environnement hybride 

Au quotidien, l’équipe de développeurs de la Place Beauvau utilise ainsi Slack comme un outil d’échange, mais surtout de production. Car il permet de collaborer à distance et d’y intégrer les agents du métier. En revanche, dès lors qu’il s’agit d’évoquer des questions plus confidentielles, tous migrent sur Tchap. “Cela permet d’échanger avec des équipes externes au Lab et plutôt dans une perspective administrative, sur la vie du service”, fait valoir son responsable, Philippe Bron. De même, lorsque le produit est suffisamment mature pour être mis en ligne, la décision est prise collégialement sur Tchap, et c’est bien sur les infrastructures du ministère et non plus sur Internet qu’il est déployé pour de bon.

Pour autant, cette liberté dans le choix des outils n’est pas à prendre à la légère. “Toute cette organisation se travaille et se perfectionne. Au Lab, nous avons mis près d’un an et demi à trouver nos marques et parvenir à un fonctionnement hybride et fluide”, témoigne Philippe Bron. Il ne s’agit donc pas de faire basculer toute la direction du numérique et toutes les équipes informatiques du ministère sur cette organisation hybride, mais d’accompagner les équipes une par une, en regardant quels outils sont pertinents pour quels usages et pour diffuser quels types d’informations… C'est notamment grâce à cette organisation atypique du travail que le laboratoire a pu concevoir l'attestation de sortie au format numérique

Si cette segmentation des usages, avec une partie sur Internet pour plus de simplicité et l’autre sur les infrastructures internes pour plus de sécurité, est particulièrement adaptée au monde des développeurs, le responsable du Lab n’en doute pas, la généralisation du télétravail provoquée par la crise servira d’accélérateur du changement dans toutes les organisations publiques pour l’adoption d’outils à la fois collaboratifs et accessibles sur Internet. À condition de répartir judicieusement les usages en fonction des outils. 

Par Émile Marzolf

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