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“Nous ne réussirons pas la transition écologique avec l’État tel qu’il fonctionne aujourd’hui”

Dans leur livre L’État qu’il nous faut, des relations à renouer dans le nouveau régime climatique, Romain Beaucher, Céline Danion et Daniel Agacinski* appellent à recentrer le débat sur le sens et le rôle que nous voulons collectivement donner à l’État à l’approche de l’élection présidentielle, afin de dépasser les habituelles injonctions à supprimer des postes de fonctionnaires, à simplifier les normes administratives et à optimiser les processus. Entretien.

Quel message souhaitez-vous faire passer dans ce livre, à moins de six mois de la présidentielle ?
Romain Beaucher (R. B.) : Le livre part d’un constat qui commence à être partagé : nous avons devant nous des défis colossaux, dont certains – le changement climatique, le déclin de la biodiversité – affectent directement notre capacité de survie en tant qu’espèce. L’État fait partie des outils que nous avons à disposition pour relever ces défis. Or si on regarde les propositions qui émergent dans le débat préélectoral en la matière, il s’agit soit de supprimer des fonctionnaires, soit de simplifier les normes administratives. C’est un peu court…

Daniel Agacinski (D. A.) : Malgré la bonne volonté des colibris et malgré le progrès technique, on ne réussira pas la transition écologique sans l’État. Mais on n’y parviendra pas non plus avec l’État tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Ce qui suppose de penser une transformation à la hauteur des enjeux.

Céline Danion (C. D.) : D’autant plus que nous avons à relever ces défis écologiques dans un moment où notre société en traverse d’autres, plus immédiats, qui mettent à mal notre démocratie : l’éclatement des lieux de débat public et la fragmentation sociale liés à la transformation numérique, l’accroissement des inégalités et le retour de certaines peurs. Il s’agit, dans ce contexte, de souligner que le cadre démocratique est aussi peu acquis qu’il est indispensable. Et au fond, ce que nous avons essayé de faire, c’est de partager ces réflexions non seulement avec les “décideurs publics”, celles et ceux qui mettent en œuvre l’action publique au quotidien… mais également tous les citoyens – car rien ne se fera sans eux.

La réforme de l’État est systématiquement tenue à l’écart de la démocratie. Ni les élus ni la société civile n’ont d’espace pour en débattre. 

Vous dénoncez dans ce livre le caractère hors sol des débats sur la “réforme de l’État”. D’ailleurs, vous employez souvent des termes inhabituels dans les débats sur l’État, qui tranchent avec les impératifs d’optimisation, de rationalisation, de simplification. Pourquoi la “réforme de l’État” est-elle selon vous le signe d’une impuissance publique ?
R. B. : Les mots ont leur importance. Or “réformer” signifie aussi mettre à l’écart du vieux matériel hors d’usage : pas vraiment mobilisateur, comme horizon. Ensuite, la transformation de l’État est un mantra politique largement vide de sens : transformer pourquoi ? Vers quoi ? Le discours du nouveau management public a complètement stérilisé la réflexion sur le sujet : optimisation, simplification, process, dématérialisation, “qualité de service”… On oublie qu’on parle de l’État, pas d’un groupe bancaire ou d’une chaîne de supermarchés… Le service public de l’emploi, les hôpitaux, c’est le patrimoine commun des Françaises et des Français, ce sont des lieux essentiels de prise en charge des besoins sociaux. Enfin, la réforme de l’État est systématiquement tenue à l’écart de la démocratie. Ni les élus ni la société civile n’ont d’espace pour en débattre. 

C. D. : Combien de citoyens ont-ils déjà utilisé ce terme de “réforme de l’État” dans leur vie quotidienne ? Utiliser ce terme, c’est donner le sentiment que l’État ne s’intéresse qu’à lui-même. Surtout, c’est proposer un moyen comme un objectif… Et contribuer à faire oublier l’objectif. L’objectif nous semble être que chacun, individuellement et collectivement, puisse avoir une vie bonne dans une société qui ne craint pas l’avenir. Mais sans objectif discuté, clarifié, majoritairement adopté, les évolutions sont vouées à l’échec ou à l’insatisfaction, et les sacrifices demandés aux gens, difficilement acceptables.

Vous revenez également sur les différentes tentatives de “réforme”, de la RGPP à Action publique 2022, en passant par la MAP**. Ces plans de modernisation de l’administration auraient-ils tous été infructueux, voire inutiles ?
R. B. : Même si l’on s’en tient aux objectifs fixés à ces programmes de réforme de l’État – en gros, faire des économies budgétaires et simplifier l’action publique –, le bilan est maigre, précisément parce qu’elles se sont inscrites dans une conception technique du sujet. Si vous abordez des enjeux comme les aides aux entreprises ou les aides au logement uniquement sous un angle technique, sans réflexion sur le sens de l’action de l’État, vous butez vite sur des enjeux très politiques et il ne se passe rien. Enfin, “rien” serait déjà un moindre mal : en fait, au passage, vous avez suscité de l’inquiétude, de la souffrance, désorganisé des choses qui fonctionnaient à peu près, bon an, mal an. Et du point de vue des agents publics qui font l’action publique, vous avez parfaitement échoué à donner du sens à leur action et vous avez créé de la souffrance, avec davantage de reporting, des réorganisations sans fin, etc. On l’a vu avec la réorganisation permanente de l’administration territoriale de l’État, conçue pour réduire les effectifs sur le terrain, quand tout le monde réclame l’inverse.

Qu’en retenez-vous de positif malgré tout ? 
R. B. : Sans doute que l’idée que la transformation de l’action publique est un sujet qui doit dépasser et transcender les réformes politique publique par politique publique. La nomination d’une ministre chargée du sujet dans le gouvernement Castex [Amélie de Montchalin, ndlr] est venue trop tardivement (à mi-mandat) pour élaborer une véritable pensée du sujet, avec un poids suffisant par rapport aux autres ministères.

En quoi le rituel des prises de décisions avec les réunions interministérielles (RIM) est-il l’archétype, selon vous, de cette impuissance publique ?
R. B. : Ici, c’est moins une question d’impuissance que de dissonance : les réunions interministérielles (RIM) sont des enceintes qui ont vocation à instruire et formaliser les décisions gouvernementales. Il y en a entre 1 000 et 2 000 chaque année, qui réunissent à Matignon quelques dizaines de personnes – principalement des conseillers des différents ministres concernés, des conseillers du Premier ministre et des conseillers de l’Élysée (ce qui est une bizarrerie institutionnelle, d’ailleurs). En une heure, on examine des milliers d’amendements à un projet de loi, ou le contenu d’un plan interministériel, ou l’architecture d’une réforme. Et on décide, ou on fait mine de décider – quand les choses n’ont pas été décidées avant ou quand elles ne le seront pas après, dans un autre format. Pas d’agents de terrain, d’élus, d’usagers, pas de méthode, en dehors de celle du tour de table, peu de documents préparatoires, une convocation qui arrive quelques heures ou jours avant la réunion, des décisions formalisées par le secrétariat général du gouvernement en quelques heures… Tout concourt à en faire des moments un peu vains. Ce qui serait coûteux sans être dramatique, si cela ne conduisait pas à des processus de décision alternatifs bancals, où le pouvoir de Bercy et du ministère de l’Intérieur est disproportionné, où le dernier qui parle a raison… Quand on s’intéresse aux enjeux écologiques, notamment, c’est particulièrement frustrant.

Pourquoi le débat sur l’État pendant les campagnes électorales se focalise-t-il toujours sur quelques mesures “chocs”, comme la réduction du nombre de fonctionnaires ? Vous insistez dans votre livre sur ce que vous définissez comme les 3 métaphores de l’État (machine, entreprise, poids mort) qui dominent le débat public. En quoi ces métaphores ne permettent-elles pas de vraiment questionner le rôle de l’État et de le réinventer ? 
C. D. : C’est toujours le même problème : la confusion entre moyen et objectif. Dans les campagnes, dominées par la logique du marketing, les “petites phrases” sont reines ; tout ce qui appelle nuance, réflexion, absence de certitude doit céder le pas à ce qui aura une chance d’être repris en boucle – même si la boucle ne doit durer que 48 heures. Ajoutez à cela ce grand spectacle où les politiques se sentent obligés de tout connaître, tout anticiper, de n’affirmer que des certitudes, et la relative incrédulité des citoyens à l’égard de la parole politique… Si les responsables politiques, élus ou en campagne, disparaissent des écrans dès qu’ils nuancent ou évoquent un travail en cours, ils ne semblent avoir d’autres choix que d’hypertrophier leurs propos, “promettre” ou “annoncer”. Dans ce contexte, les “mesures chocs” ont bien leur place, mais elles creusent un peu plus la tombe de la confiance dans la parole politique. Car, calmement, qui supprimera 200 000 fonctionnaires une fois élu ? Est-ce souhaitable, et surtout, est-ce bien le sujet ?

D. A. : Les métaphores qu’on critique servent à occulter la nature spécifique de l’État et permettent de dépolitiser les débats au nom d’un prétendu “bon sens”. Si l’on veut que les citoyens se réapproprient la puissance publique, il faut au contraire reparler de ses finalités.

Parler d’État relationnel, c’est exiger de l’État qu’il aille au-delà de la production de normes ou de services.

Contrairement à d’autres, comme Sébastien Soriano [directeur général de l’IGN, ndlr] qui défend un nouveau modèle d’“État en réseau”, vous vous contentez d’une formule plus passe-partout, l’“État qu’il nous faut”, un État qui reste à définir par les citoyens. Est-ce cela, la vraie réforme de l’État pour vous ? 
C. D. : C’est le contraire d’une formule ! Ce que nous avons voulu réintroduire dans la pensée de l’État, c’est un mot essentiel : “nous”. “Nous” avons choisi de nous doter d’un État, “nous” l’avons fait évoluer au cours des siècles, “nous” pourrions aujourd’hui nous demander sérieusement quel modèle de société nous souhaitons pour nous et nos enfants, et alors “nous” pourrons organiser l’action publique en fonction de cette société désirable.

R. B. : “L’État qu’il nous faut”, c’est une ambition : remettre de la démocratie et de la politique dans un sujet confisqué par la technique et l’expertise. 

Vous tracez tout de même la voie d’un “État relationnel” pour qu’il soit davantage un “remède” qu’un “poison”. De quoi s’agit-il ?
D. A. : De même qu’on ne réussira pas la transition écologique sans l’État, l’État ne la réussira pas non plus tout seul. Parler d’État relationnel, c’est exiger de l’État qu’il aille au-delà de la production de normes ou de services. C’est miser sur lui pour créer, dans le dialogue avec la société civile, les acteurs privés, associatifs et avec les citoyens, les conditions d’une mobilisation cohérente et vivante, pour la réorientation de notre modèle productif. La planification, dont on ravive le souvenir, n’était pas une démarche de dirigisme autoritaire, mais d’abord un exercice de concertation. Plus généralement, on ne surmontera pas la défiance actuelle sans créer de nouveaux liens, avec agents publics, entre agents et citoyens, qui sont davantage que de simples usagers.

Quelles sont les conditions pour la mise en place et la réussite de ce nouveau modèle d’État, alors que la plupart des candidats à la présidentielle ont suivi les mêmes cursus et partagent souvent la même vision de l’État et de sa modernisation ?
C. D. : La formation est en effet au cœur du sujet : celle des candidats et des responsables de la mise en œuvre de l’action publique évidemment, mais également celle des citoyens – dont certains deviendront de futurs candidats et responsables… D’abord parce que l’exercice de la citoyenneté n’est pas chose aisée : il faut pouvoir penser par soi-même, pouvoir dire, et pouvoir agir. Les humanités, l’art, les sports collectifs, entre autres, y jouent un rôle au moins aussi important qu’un cours de gestion. Ensuite, les sciences qu’on appelle “dures” enseignent une forme d’humilité face à la connaissance, en perpétuelle évolution. À partir de là, il redeviendrait possible de discuter de façon constructive de la société à laquelle on aspire, et dans laquelle chacun trouverait sa place. Nous n’apportons pas une unique solution toute faite et de court terme, mais un ensemble de trois paramètres qui tous se tiennent : formation à moyen et long termes, planification à moyen terme, autonomisation et encapacitation des agents publics et de la société civile à court terme.

* L’État qu’il nous faut, des relations à renouer dans le nouveau régime climatique, Berger-Levrault, 19 euros, 157 pages. 
** La Révision générale des politiques publiques (RGPP) a été initiée sous Nicolas Sarkozy, la Modernisation de l’action publique (MAP) sous François Hollande et Action publique 2022 sous Emmanuel Macron.

Les auteurs
Romain Beaucher a cofondé l’agence de design Vraiment Vraiment après avoir été conseiller des ministres de la Réforme de l’État et de l’Écologie entre 2012 et 2014.
Daniel Agacinski a été chef de projet à France Stratégie et a officié aux cabinets des ministres chargés du Handicap et de l’Éducation nationale entre 2012 et 2014.
Céline Danion est consultante en accompagnement de projets culturels. Elle a occupé différents postes en administrations et établissements culturels (ministère de la Culture, musée d’Orsay) et a notamment été en charge du Pass Culture.

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