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Laetitia Hélouet : “La diversité dans la haute fonction publique, une exigence républicaine”

Pour avancer de manière concrète sur la diversité, il ne faut pas seulement la nommer, il faut aussi être en capacité de la mesurer, juge Laetitia Hélouet dans cette tribune pour Acteurs publics, haute fonctionnaire actuellement en poste dans le privé et par ailleurs présidente du Club 21e Siècle, un “think & action tank” qui entend donner à la société française une vision positive de la diversité et promouvoir l’égalité des chances.

La haute fonction publique est l’un des symboles de ce que notre collectif national souhaite mettre en avant en termes de valeurs et de représentation. Elle devrait être l’incarnation ultime des principes posés dans l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, qui prévoit que tous sont “admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents”. Que penser alors d’une haute fonction publique dont la composition est autant en décalage avec le pays réel ? Encore trop peu de femmes aux postes de direction, trop peu de personnes issues de classes sociales populaires et une diversité ethnoculturelle presque invisible. Les progrès réalisés en matière de parité ne doivent pas effacer le chemin qui reste à accomplir, mais permettent en revanche de penser que lorsqu’un sujet est réellement pris en charge, les cultures professionnelles, comme les organisations, changent et que, dès lors, les progrès concrets sont visibles.  Aussi, si quelques dispositions prises ici et là entendent traiter la question de la diversité ethnique sous le prisme de l’intégration sociale, il n’en demeure pas moins que la diversité ethnoculturelle génère des biais spécifiques qui se traduisent souvent par le cumul de difficultés d’ordres divers. L’existence d’un plafond de verre, de barrières autolimitantes, reconnus aujourd’hui pour les femmes, est une réalité au moins aussi forte pour les personnes issues de la diversité. 

La diversité ethnoculturelle constitue bien un enjeu à part entière à intégrer dans une ambition nouvelle pour la haute fonction publique.

La diversité ethnoculturelle constitue bien un enjeu à part entière à intégrer dans une ambition nouvelle pour la haute fonction publique. Comme pour l’égalité femmes-hommes, la prise en compte de cette question est non seulement un enjeu d’altérité, une valeur sociale, mais aussi un levier de performance. Elle permet la complémentarité des points de vue et des modes de faire et favorise l’innovation. Les grandes entreprises sont aujourd’hui nombreuses à donner plus de place à la diversité ethnoculturelle dans les instances de direction, ayant compris qu’il s’agit d’une source de valeur ajoutée. La banque Goldman Sachs a décidé, depuis juillet dernier, d’arrêter d’accompagner l’introduction en bourses de sociétés qui ne disposent pas dans leur conseil d’administration de représentant de la diversité après avoir constaté que la valorisation boursière sur quatre ans était sans commune mesure entre les entreprises ayant un représentant de la diversité (+ 44 %) dans leur chiffre d’affaires et celles qui n’en disposent pas (+ 13 %). Le Nasdaq a emboîté le pas à la banque d’affaires en demandant à ce que la présence de représentants de la diversité soit généralisée à toutes les entreprises qui y sont cotées.

Si la notion de performance ne peut être définie pour le service public de la même façon que pour le secteur privé, elle n’en reste pas moins un enjeu majeur, d’autant plus exigeant d’ailleurs que son activité est au service du citoyen. Les exemples cités sont étrangers tout simplement parce qu’en France, la mesure de la diversité ethnique reste un tabou. L’absence de diversité ethnoculturelle des élites administratives saute aux yeux mais peut encore difficilement être nommée et encore moins évaluée. Or comment traiter une question si celle-ci n’est pas nommée ou lorsque sa formulation est source de malaise, voire apparaît illégitime pour de nombreux hauts fonctionnaires ?

Aucun sujet ne peut être pris en charge sérieusement s’il n’est pas possible de mesurer une situation initiale et d’évaluer sa progression dans le temps.

L’idée n’est pas de réduire les personnes concernées à leur origine mais bien d’accepter que cette question joue un rôle non négligeable dans leur parcours, les perspectives professionnelles qu’elles projettent. Le plafond de verre des personnes issues de la diversité est d’autant plus puissant qu’il n’a pas le droit de cité. Nommer, c’est reconnaître. Mais pour avancer de manière concrète sur la question, il ne faut pas seulement nommer, il faut aussi être en capacité de mesurer cette diversité. Comme le souligne François Héran, démographe et professeur au Collège de France, dans ses travaux, il est tout à fait possible de mesurer la diversité dans son volet ethnoculturel dans le respect de l’ensemble des principes constitutionnels, y compris l’universalisme républicain. Dans sa décision du 15 novembre 2007, le juge constitutionnel précise ainsi qu’il est possible de mesurer la diversité des origines en se fondant sur des données telles que le nom, l’origine géographique ou la nationalité antérieure à la nationalité française et même le “ressenti d’appartenance”. Ces critères sont largement suffisants pour dire de quoi on parle et le mesurer.

Aucun sujet ne peut être pris en charge sérieusement s’il n’est pas possible de mesurer une situation initiale et d’évaluer sa progression dans le temps. Dans cette optique, le Club 21e Siècle a construit, en collaboration avec le cabinet McKinsey, un baromètre de la diversité dans les instances de direction des entreprises du CAC 40. Le ministère délégué à la Diversité et à l’Égalité des chances travaille également à la construction d’un index, destiné à mesurer la diversité ethnoculturelle au sein des entreprises. Il serait incompréhensible que ces dispositions s’imposent au seul secteur privé sans que la fonction publique ne les prenne à son compte. 

Les dispositifs les plus ambitieux continueront de laisser de côtés des profils talentueux s’ils ne se reconnaissent pas dans la haute fonction publique telle qu’elle se présente aujourd’hui.

Il faut donc nommer, mesurer, mais aussi mettre en place des actions fortes qui permettent des progrès concrets. Or force est de constater que les plans d’action se sont succédé sans résultats probants. Pire, la situation se détériore sur le plan de la seule diversité sociale. À l’ENA, en 2019, 1 % seulement des élèves avaient un père ouvrier ; ils étaient 5 % en 2006. À l’inverse, 70 % des élèves de l’ENA ou de l’Institut national des études territoriales ont un père qui exerce une profession intellectuelle.

Le président de la République a annoncé en début d’année une série de mesures en faveur de l’égalité des chances dans l’objectif de diversifier le vivier de toute la haute fonction publique (d’État, territoriale et hospitalière). Certaines de ces actions, comme le développement du mentorat des jeunes, vont dans le bon sens. D’autres ne sont pas dénuées de risques, comme la création d’un concours spécifique pour les jeunes issus de classes sociales populaires pour tous les concours de la haute fonction publique (les concours “talents”). Si sa mise en place résulte du constat d’une urgence à diversifier l’origine du vivier de la haute fonction publique, que le Club 21e Siècle partage, son existence sous-tend un risque de discrimination à rebours. Sans modification profonde de la culture administrative, les personnes seront titulaires du même concours, mais n’auront ni la même reconnaissance ni les mêmes perspectives. 

Les actions ne peuvent se limiter à faciliter l’entrée et agir sur le sommet de la haute fonction publique.

Un des enjeux essentiels en matière d’égalité des chances tient en outre dans la capacité à se projeter sur des modèles auxquels les jeunes générations peuvent s’identifier. Les dispositifs les plus ambitieux continueront de laisser de côtés des profils talentueux s’ils ne se reconnaissent pas dans la haute fonction publique telle qu’elle se présente aujourd’hui. Accélérer les nominations de personnes issues de la diversité au sommet de l’administration est donc une des conditions de réussite majeure des dispositions prises en matière d’égalité des chances. Or, s’agissant de postes qui sont très largement à la disposition du gouvernement, agir est parfaitement possible. La réponse, trop souvent entendue concernant les femmes, consistant à dire “nous voulons mais nous ne pouvons pas recruter des personnes issues de la diversité car nous n’avons pas de profils compétents” n’est pas acceptable. Les talents issus de la diversité qui ont le parcours et les compétences adaptés pour accéder au plus hautes fonctions (préfet, ambassadeur, etc.) existent d’ores et déjà. Le Club 21e Siècle a d’ailleurs fourni à la demande du gouvernement une liste de profils dont ni l’exemplarité du parcours ni le niveau de compétence pour occuper ses fonctions ne peuvent être discutés. Si la compétence est un prérequis non négociable, quelle que soit l’origine de la personne, comme en matière de parité, il est important, à compétences égales, d’accélérer la nomination aux plus hautes fonctions de personnes qui incarnent la France dans toutes ses diversités. 

Enfin, quelle que soit l’efficacité des dispositions prises en matière d’égalité des chances, si une démarche proactive n’est pas menée sur le vivier actuel et pour toutes les classes d’âges, il faudra attendre des années pour que l’image de la fonction publique change. Les actions ne peuvent se limiter à faciliter l’entrée et agir sur le sommet de la haute fonction publique. Il est indispensable d’inscrire la promotion de la diversité d’origines dans une approche globale et inclusive de gestion des talents. Un tel sujet ne peut cependant être placé sous le seul volet RH, mais nécessite une implication forte des directeurs d’administration et de l’ensemble des personnels d’encadrement. Les politique de recrutement comme de formation sont évidemment concernées, mais également la manière dont le secteur public communique sur son action en interne et en externe.
Au sein de ces actions, la mise en place d’un mentorat des talents issus de la diversité constitue un outil majeur car il permet d’agir de manière concrète sur les barrières autolimitantes de ceux-ci mais aussi sur les biais de représentation des collectifs dans lesquels ils travaillent. S’agissant d’une question nouvelle, qui implique des évolutions culturelles fortes, la création d’un poste de référent, garant de la prise en compte de cette question dans toutes ses dimensions, au niveau national et dans chacune des trois fonctions publiques, est par ailleurs nécessaire. 

De nombreuses entreprises, et notamment les plus grandes, avancent de manière accélérée sur la question de la diversité ethnique. Sans mesures fortes, le secteur public affichera bientôt un retard important par rapport au secteur privé sur un sujet qui est pourtant au cœur du pacte républicain. L’annonce fracassante de la suppression de l’ENA témoigne certes d’une volonté d’accélérer l’ouverture de la haute fonction publique mais ne doit pas déplacer la lecture des enjeux. Le fonctionnement de cette école était aussi le symptôme de la représentation que nous nous faisons de l’élite et de l’excellence. Face à une difficulté systémique, la réponse ne saurait se résumer au sort d’une école, aussi emblématique soit elle. 

Biographie 
1999 Diplômée de l’institut d’études politiques (IEP) de Rennes
2001 Chargée d’études à la direction des douanes d’Île-de-France
2008 Élève de l’Institut national des études territoriales (Inet), promotion Lucie Aubrac
2009 Cheffe du service de l’insertion et de la solidarité au conseil départemental de la Seine-Saint-Denis
2011 Directrice générale adjointe en charge des solidarités de la ville de Saint-Denis
2016 Rapporteure extérieure à la Cour des comptes
2021 Présidente du Club 21e Siècle ; directrice de HEIP, école du groupe privé d'enseignement supérieur Inseec U

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Club des acteurs publics

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