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Frédéric Thiriez : “Nous avons besoin d’une élite, mais il faut la renouveler”

Dans une interview accordée à Acteurs publics, l’avocat et ancien membre du Conseil d’État Frédéric Thiriez analyse les premières pistes de réformes de la haute fonction publique annoncées par la ministre Amélie de Montchalin, assez conformes aux propositions qu’il a formulées en février dans un rapport. Il plaide pour un concours spécial avec des places réservées à hauteur d’environ 15 %, seule manière de parvenir à des résultats à court terme pour favoriser les “diversités”.

La ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Amélie de Montchalin, a présenté de premières pistes de réforme pour la haute fonction publique. Qu’en pensez-vous ?
La machine est lancée. J’en suis très heureux, car avec une pilote comme Amélie de Montchalin, la réforme va avancer, et vite. J’ai eu le plaisir de constater qu’elle retenait les 3 thèmes principaux du rapport que la mission a remis au gouvernement le 18 février dernier : diversifier le recrutement, décloisonner les corps et dynamiser les carrières. La création du concours spécial “égalité des chances”, qu’elle retient, était pourtant un sujet difficile car, en France, tout ce qui peut faire penser à la “discrimination positive” fait peur ! Au sein même de la mission, nous avions beaucoup hésité à faire cette proposition. In fine, nous l’avions retenue car nous voulions des résultats à court terme pour favoriser les “diversités”. Et la seule manière d’y parvenir sans attendre encore des décennies, c’est d’organiser un concours spécial, dans une proportion limitée (nous envisagions 15 % des places). Par “diversités”, au pluriel, j’entends diversité sociale, diversité de sexes, diversité territoriale et diversité de talents. Nous avons besoin d’une élite, mais il faut la renouveler. Quant à l’idée d’un concours spécial, elle a été validée par le Conseil d’État en 2018. Elle n’est pas contraire au principe d’égalité. Et il y a des précédents, comme la “troisième voie” à l’ENA.

Comment ce concours “égalité des chances” pourrait-il s’organiser ?
J’ai d’abord proposé, et la ministre le retient, la multiplication des classes préparatoires aux concours administratifs, sur tout le territoire, avec l’appui des universités, des instituts d’études politiques, des instituts régionaux d’administration, etc. Nous envisagions 20 nouvelles classes, soit 400 élèves – pour 8 classes “intégrées” actuellement dans les écoles de hauts fonctionnaires et magistrats. Les résultats des actuelles classes préparatoires intégrées (CPI) sont très insuffisants. Les nouvelles classes préparatoires, les “CPE”, seraient, dans mon esprit, destinées aux titulaires d’un bac + 3 qui sont boursiers au taux maximum. La procédure d’admission pourrait comprendre une évaluation du dossier du candidat et de son parcours scolaire et universitaire. Un jury auditionnerait ensuite le candidat. Cette commission de sélection devrait s’efforcer de respecter un équilibre hommes-femmes. Viendrait ensuite la scolarité en CPE, d’une année avec redoublement possible, puis, au terme de cette préparation, les élèves se présenteraient aux concours “égalité des chances” des différentes écoles de service public. Il est par ailleurs essentiel que les CPE soient diplômantes, pour offrir un débouché à ceux qui ne réussiraient pas les concours.

L’ENA a eu beau faire des efforts, les résultats sont très décevants.

Des sociologues ont montré que les bénéficiaires, outre-Atlantique, de dispositifs de discrimination positive l’avaient souvent mal vécu tout au long de leur carrière. Dans quelle mesure peut-on garantir que ces futurs bénéficiaires d’une voie réservée ne pâtissent pas d’une image dégradée, née de la spécificité de leur recrutement ?
Objection recevable ! C’est pourquoi nous avons hésité, avec mes collègues de la mission, d’autant plus que les élèves des actuelles CPI que nous avons rencontrés étaient plutôt hostiles à cette proposition. Deux arguments nous ont finalement conduits à la retenir. D’abord l’expérience de Sciences Po Paris, avec ses élèves issus des ZEP, qui a été une réussite totale du point de vue de l’intégration des nouveaux élèves dans les promotions. Ensuite, le réalisme : l’ENA a eu beau faire des efforts, les résultats sont très décevants. En dix ans d’existence, les CPI n’ont réussi à faire admettre à l’école que 7 élèves. Il n’est pas possible de se satisfaire de cette situation.

Ne peut-on pas satisfaire à l’objectif de démocratisation sociale en travaillant uniquement sur les épreuves des concours, notamment d’admissibilité ?
Il faut évidemment revoir les épreuves des concours administratifs et d’ailleurs, la ministre l’annonce. Nous avons fait des propositions précises en ce sens, afin que les concours soient moins académiques, que les candidats puissent davantage mettre en valeur leurs talents (matières à option) et leurs qualités humaines, que les jurys soient diversifiés et que certaines épreuves soient mutualisées entre les différents concours de la fonction publique. Mais en aucun cas il ne faut renoncer à l’essentiel : le principe du recrutement par concours et le maintien de l’exigence d’excellence. Et l’excellence ne se mesure pas avec une dissertation de culture générale !

Doit-on recruter un futur agent pour quarante ans sur un savoir ou des aptitudes humaines ?
Le ou la haut(e) fonctionnaire du XIXe siècle n’a plus rien avoir avec ce qu’il ou elle était en 1945. C’est un véritable changement de culture qui s’opère et qui doit être accompagné. Autrefois, le ou la haut(e) fonctionnaire fabriquait de la norme. C’était la culture de l’unilatéral, le règne souverain des bureaux, du décret et de la circulaire. Aujourd’hui, un administrateur ou une administratrice de l’État doit savoir manager une équipe, la motiver, accompagner le changement, pratiquer la concertation avec les élus et la société civile, et surtout être créatif(ve), trouver des solutions, et non créer des problèmes… Ces nouvelles aptitudes ne sont pas suffisamment testées aujourd’hui à travers les concours, ni suffisamment enseignées dans les écoles du service public. C’est le sens des propositions que nous faisons dans le rapport, qu’il s’agisse du recrutement, de la scolarité ou du déroulement de carrière.

La suppression pure et simple des trois grands corps, c’est-à-dire leur transformation en “emplois fonctionnels”, accessibles seulement en cours de carrière, par détachement, serait une solution radicale.

La ministre ne mentionne pas la fin de l’accès direct aux corps depuis l’ENA… Est-ce une condition pour que la construction des parcours professionnels change réellement à l’intérieur du système ?
Moi, je ne fais que proposer et c’est le gouvernement qui dispose ! Nos 43 propositions ne sont pas à prendre ou à laisser en bloc. Notre rapport propose un menu à la carte… Cela dit, que reproche-t-on au système des grands corps ? D’abord de polluer la scolarité, car l’obsession du classement de sortie rend les élèves imperméables aux formations qui leur sont proposées. Ensuite, de fausser les choix de carrière à la sortie, car on choisit les grands corps rarement par goût pour le métier qu’ils proposent, mais pour les avantages qu’ils offrent : les 15 premiers auront toute leur vie une carrière a priori beaucoup plus diversifiée et enrichissante que les 65  autres, notamment les administrateurs civils. Et tout cela sur la base d’une notation dont on peut parfois douter de la réelle pertinence, surtout au regard de la nature des épreuves de sortie. Enfin, le système se retourne contre l’administration elle-même, car il ne garantit absolument pas l’adaptation du candidat au poste, ni sa motivation.

Que convient-il de faire ?
Sur la base de ce constat, nous avons étudié plusieurs pistes. La suppression pure et simple des trois grands corps, c’est-à-dire leur transformation en “emplois fonctionnels”, accessibles seulement en cours de carrière, par détachement, serait une solution radicale. Comme toutes les solutions radicales, elle est loin de n’avoir que des avantages… De surcroît, si elle est juridiquement possible pour les corps d’inspection, elle ne l’est pas pour les corps “juridictionnels” que sont le Conseil d’État et la Cour des comptes. Pour ces derniers, la formule du “corps de débouché” est bien sûr envisageable : les postes ne seraient plus offerts à la sortie de l’école, mais après quatre ou cinq ans, par une procédure de sélection ouverte aux administrateurs de l’État. Un jury indépendant veillerait à conjurer le risque de cooptation, parfois dénoncé. Mais nous avons proposé une variante, à laquelle je crois beaucoup plus, qui maintient l’accès direct à la sortie de l’école, tout en différant la titularisation dans le corps au bout de quatre ans, afin que les intéressés fassent leurs preuves, y compris sur le terrain, pendant deux ans. Quand je vous parlais de menu à la carte…

Un agent qui ne serait pas jugé “au niveau” par les grands corps pourrait donc être renvoyé chez les administrateurs civils ou dans d’autres corps. Cette novation ne renforcerait-elle pas encore davantage la hiérarchie implicite entre les grands corps et les autres ?
Non, car ce n’est pas du tout une question de “niveau” ! Un fonctionnaire peut se rendre compte finalement qu’il n’est pas fait pour les fonctions juridictionnelles, mais plutôt pour le terrain, par exemple. Une telle réorientation peut satisfaire à la fois les intérêts de l’employeur et ceux de l’intéressé.

Amélie de Montchalin semble plutôt encline à maintenir le classement de sortie. Qu’en pensez-vous ?
Dans son sens, il est clair que, si la question des grands corps est réglée d’une manière satisfaisante, celle du classement de sortie se pose avec beaucoup moins d’acuité. Il y aura moins d’inégalité entre les postes offerts à la sortie. Ce n’est pas faux. En même temps, le système du classement, s’il a le mérite de la simplicité, ne garantit pas toujours l’adéquation du candidat au poste. C’est l’employé qui choisit son employeur… Une procédure d’affectation, en fin de scolarité, où se confronteraient les demandeurs et les offreurs, avec si nécessaire l’arbitrage d’une commission indépendante (qui a d’ailleurs existé il y a quelques années à l’ENA), aurait aussi beaucoup d’avantages.

Après en avoir beaucoup discuté avec les écoles, je crois que six mois suffisent pour apprendre et partager les valeurs communes du service public.

La ministre retient votre idée du tronc commun entre les différentes écoles de hauts fonctionnaires. Vous proposiez six mois : n’est-ce pas un peu court pour créer une réelle acculturation commune, voire une conscience collective ? Ne risque-t-on pas d’être sur une proposition un peu cosmétique ?
Il y a un équilibre à préserver entre deux impératifs, l’acquisition d’une culture commune solide à tous les corps de hauts fonctionnaires et magistrats d’un côté et la préservation de la qualité de la scolarité dans les écoles d’application de l’autre. Après en avoir beaucoup discuté avec les écoles, je crois que six mois suffisent pour apprendre et partager les valeurs communes du service public, avec des stages opérationnels et de la gestion de projet en équipe.

En termes de pilotage de la haute fonction publique, quelles mesures préconisez-vous ?
La ministre a raison de dire qu’il faut rendre les carrières plus dynamiques, plus mobiles, plus attractives, car nous sommes en train de connaître une crise des vocations. Si la République veut continuer à attirer les meilleurs, il faut faire un effort. Par exemple, bâtir à la DGAFP [la direction générale de l’administration et de la fonction publique, ndlr] une véritable “DRH groupe”, chargée, avec les DRH ministérielles, de piloter véritablement la gestion des carrières des hauts fonctionnaires. Quand vous êtes administrateur civil aujourd’hui, vous êtes un peu abandonné à votre sort, alors que dans les grands groupes privés, la DRH planifie votre ascension. Nous avons évalué les besoins en effectifs à 10 ETP pour la DRH centrale et 20 pour les DRH ministérielles. Je crois aussi nécessaire de reconnaître l’existence de la catégorie A+ dans les trois versants de la fonction publique, afin de faciliter les mobilités et l’harmonisation des rémunérations. De même, la systématisation des évaluations à 360 degrés en cours de carrière et l’instauration d’une rémunération au mérite pour les plus hauts fonctionnaires paraissent nécessaires. Enfin, il faudrait créer un “Institut des hautes études du service public”, un peu sur le modèle de l’École de guerre, afin de dispenser, en milieu de carrière, une formation commune à temps partiel sur une année à des hauts fonctionnaires des trois fonctions publiques. Ce ne serait pas une condition pour accéder aux emplois supérieurs, mais un plus.

Faut-il procéder à une hausse et à une harmonisation de la rémunération des hauts fonctionnaires ? 
La question est simple : veut-on, ou non, une haute fonction publique efficace et attrayante pour des gens brillants ? Il faut quand même rappeler qu’à niveau égal, la rémunération moyenne des cadres de la haute fonction publique est inférieure de 50 % à celle du secteur privé et que la haute fonction publique est moins bien rémunérée chez nous que chez nos partenaires européens. Nous proposons donc d’ouvrir ce chantier, un peu tabou, des rémunérations, en commençant par l’harmonisation entre les différents corps et entre les trois versants de la fonction publique, sans oublier les corps techniques.

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Club des acteurs publics

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