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Francis Massé : “L’épreuve que nous traversons exige d’administrer et de gouverner autrement”

Essayiste et consultant, l’ancien haut fonctionnaire Francis Massé est l’auteur d’Urgences et Lenteur, politique, administration, collectivités, un nouveau contrat (éditions Fauves, 2e édition, mars 2020). 

La colère et la peur embrouillent notre capacité à penser. L’épreuve sanitaire douloureuse à laquelle nous faisons face depuis six mois provoque des réactions de toutes sortes à l’encontre de l’administration. La haine pointe parfois. Il faudra du temps pour analyser les causes et les effets de la situation que nous vivons, notamment dans le champ politico-administratif. Ce serait en tout cas une erreur de considérer les choses avec une pensée linéaire ou en recherchant des coupables. 

Ceux qui lisent la littérature managériale ou qui observent du dedans ou du dehors les rouages des grandes organisations publiques ou privées savent depuis longtemps les risques d’occurrence d’une telle situation chaotique. Et les premiers qui accusent aujourd’hui les décideurs publics étaient les derniers à s’intéresser à ces analyses ou à ces alertes, que ce soit dans la haute administration, chez les intellectuels, dans la classe politique ou dans les médias. Il est vrai que par une forme de nonchalance, on fait confiance à la connaissance ordinaire alors qu’il faut s’efforcer de mieux comprendre combien une organisation humaine est complexe, que son fonctionnement ne saute pas aux yeux. Alors qu’il faut étayer et analyser, on ratiocine et généralise.

Faute de prise de recul, on se précipite. Ce comportement d’urgence est fractal : il se duplique à tous les niveaux de l’organisation publique1. En dépit du fait que nous soyons en pleine crise, nous agissons toujours avec hâte. Il va de soi que cette idée peut déconcerter : il est difficile de concevoir qu’en pleine période d’urgence, on prenne du temps pour réfléchir. Pourtant, peut-on décider sans diagnostics préalables ? En revanche, ce qui est déconcertant, c’est cette sorte de procrastination dans la mise en œuvre. Mais encore une fois, tout cela a été parfaitement analysé par beaucoup.

Nous voudrions insister ici sur l’homo administratus de demain2. Que doit-il être ? Ce qui frappe, c’est la légèreté avec laquelle on lui demande de se comporter. Formaté par des fonctions étroitement définies, écartelé par des injonctions parfois contradictoires et ne possédant que peu d’autonomie et de capacités d’initiative, le fonctionnaire est rarement un manager. Car n’est-ce pas de la légèreté que de sacraliser des habitudes et des règlements inadaptés aux temps présents ? La plupart des exemples qui nous remontent, en particulier provenant du monde de la santé, c’est que les personnels soignants ont fait face aux urgences en faisant fi des règles de marché public ou d’autres types de règlements intérieurs ; ils ont agi ainsi avec l’aide des administratifs. Mieux que de se placer en “mode projet”, ils ont éveillé leur intelligence collective ; ils ont agi en hommes et femmes responsables et ont travaillé de façon fluide, ancrés dans les réalités de l’instant. Ils se sont délivrés d’entraves de toutes sortes et ont construit une administration libérée3.

Les leçons à tirer viendront sans doute plus tard, mais il est possible d’affirmer d’ores et déjà quelques convictions et surtout de pouvoir les mettre en application, en particulier en imaginant les contenus futurs de la formation professionnelle ; faute de quoi les acquis positifs de la crise ne pourront s’inscrire dans une nouvelle culture managériale de l’administration. La vie d’avant reprendrait alors ses droits4.

Une douzaine de recommandations nous sembleraient utiles.

L’épreuve de la crise souligne la nécessité de développer un nouveau regard : un regard large qui embrasse tous les domaines qui influencent un sujet donné ou une situation précise, directement et indirectement, pour étudier l’écosystème d’interactions au sein duquel toute situation ou tout problème se déploie ; un regard décentré, voire “décalé”, qui repère les analogies avec d’autres sujets ou situations dont la structure, les modes de comportement, les modes opératoires dans d’autres pays sont similaires ; un regard rétrospectif qui puisse plonger dans le passé du sujet ou de la situation et découvrir les invariants et les évolutions ; un regard introspectif qui saisisse et ressente les valeurs et l’état d’esprit qui animent les individus, les histoires de vie qu’ils se racontent et qui les conduiront à modeler progressivement chaque sujet ou chaque situation vers sa forme future5.  
Par ailleurs, il est évident que la culture générale (histoire, géographie, philosophie…) et la culture scientifique et technique doivent faire partie du bagage de tout fonctionnaire en responsabilité. La transdisciplinarité est une des solutions pour demain.

L’épreuve que nous traversons exige d’administrer et de gouverner autrement. On doit en quelque sorte assurer une compréhension augmentée et chercher à découvrir ce qui est nouveau, surprenant, inhabituel, c’est-à-dire voir les choses autrement et en totalité. 
La révolte des “gilets jaunes” était depuis des décennies “programmée” et sans connaître la forme exacte que prendrait une révolte sociale de cette ampleur, on pouvait la prédire en analysant les lignes de force et les signaux faibles que nous montrait la société, anticiper les risques et prévenir une partie de ses causes. Quant à la pandémie, elle a été prévue6.

Une plus grande lucidité s’impose, ainsi que de l’audace. Pratiquer d’autres formules, d’autres façons de voir le problème ou de trouver les solutions et développer sa force de conviction, désacraliser des règlements devenus obsolètes, apprendre à s’ancrer dans la réalité, et mieux observer les nécessités et les attentes des citoyens ou des entreprises, voilà quels pourraient être les apprentissages basiques d’une nouvelle formation des fonctionnaires. 

Un développement de l’intelligence des situations peut être appris pour retrouver sa force mentale et ses capacités intellectuelles. Être adulte tout en habitant son rôle est obligatoire. C’est pourquoi, par ailleurs, il est indispensable de rechercher dorénavant l’organisation requise et les méthodes de management correspondantes parfois en “dépersonnalisant” les systèmes concernés7 et en clarifiant les rôles. L’interpénétration entre l’interne et l’externe d’une organisation est ici également essentielle pour conserver sa capacité de renouvellement. Nous ne devons plus former à la capacité d’intellectualiser les problèmes, mais à développer une intelligence des réalités.

Casser les fausses représentations de la réalité. Parce que nous sommes prisonniers d’une image de la supériorité de l’État sur la société civile (État-Soleil), nous sommes dans une forme d’idolâtrie des actes publics. Par ailleurs, le rapport au hiérarchique ne doit pas être une relation “parent-enfant” mais un rapport assumé “adulte-adulte”, comme nous l’apprend l’analyse transactionnelle. Enfin l’intangibilité du règlement, vu comme une fin, et non comme un moyen au service d’une efficacité et d’un résultat, amène beaucoup de déconvenues. L’incapacité observée à modifier un texte que l’on sait inadapté dissout le lien entre l’administration et les usagers et entretient la défiance entre eux. 
Le développement de l’autonomie, de l’indépendance et de la liberté est la réponse à ce handicap fréquent qui peut paralyser toute initiative du fonctionnaire et restreindre le changement souhaitable. Tout manager public doit exercer son rôle en s’assumant comme adulte et responsable. 

Le manque de courage pour dire sa vérité sur la situation et démontrer l’erreur éventuelle de la hiérarchie est naturellement cause de décisions absurdes, voire catastrophiques, comme le monde de l’aéronautique a pu le démontrer8. La croyance en l’infaillibilité du “chef” est grave. La peur de la sanction ou du risque juridique paralyse et freine toute prise de risque professionnel au détriment d’un potentiel d’amélioration. C’est fondamentalement le refus d’être un manager. 
Il faut donc apprendre à oser et c’est ce à quoi devraient former les écoles de fonctionnaires afin que ces derniers puissent “passer à l’acte” et trouver en chaque circonstance le mode opératoire avec un œil prospectif et une parfaite connaissance de la complexité des situations. Et surtout apprendre à être vigilant et éviter à tout prix d’ajuster son action ou sa décision à une seule variable.

Savoir faire face aux réalités ; c’est l’attachement souvent inconscient au statu quo, à un prisme déformant d’une situation qui a en réalité changé, qui sécurise et rassure, qui développe ce déni de la réalité. On ne remet nullement en cause le “logiciel” acquis, ni les référentiels habituels. Le fonctionnaire dans le déni du réel ne se réinterroge ni sur les finalités ni sur les moyens efficients de les atteindre effectivement. 
Aussi toute formation doit viser à apprendre à voir avec discernement pour développer la capacité́ à déceler les signaux faibles, à observer ce qui est incongru, à relever l’événement critique9

Un seul moyen, c’est de chercher à enrichir les capacités intellectuelles. Apprendre à apprendre et savoir tirer parti des connaissances et aussi de l’observation attentive du réel, y compris des expériences vécues. À cet égard, la confusion entre contrôle et évaluation empêche la diffusion d’une culture apprenante où il s’agit moins de juger des responsables que de construire ensemble un jugement fondé et partagé entre l’ensemble des acteurs sur ce qu’il conviendrait de faire pour résoudre les problèmes que les politiques publiques visaient à résoudre. Il s’agit moins d’imputer des responsabilités négatives (“c’est la faute à”) que de comprendre comment les faits et les acteurs s’articulent en système. 

Apprendre à s’assumer s’impose alors. Cela exige de développer sa propre sécurité ontologique, sa confiance en soi – dès lors que l’entité de travail le favorise – et également une capacité de détermination : cette aptitude à être résolu pour parachever sa tâche, sa mission et à pouvoir en rendre compte. 

La recherche constante d’une cohérence dans l’action et d’une logique pragmatique. Aussi faut-il agir en faveur d’un renforcement du réalisme et d’un développement des capacités stratégiques. Ce qui signifie, a minima, sortir de son bureau ou de son service, aller sur le terrain, voire rencontrer l’usager, le citoyen, l’entrepreneur, le salarié, selon les nécessités pour s’assurer de l’impact possible d’une mesure. 

Apprendre à anticiper et à prévenir les risques est la seule solution et toute formation des fonctionnaires devrait intégrer cette dimension fondamentale, ce que nous pratiquons nous-même dans nos cours de management. Car tout fonctionnaire, tout manager public, doit, dans ce monde complexe, être conséquent, avoir un esprit de suite et ne plus se cantonner au plus petit dénominateur commun, lutter contre la multiplication des erreurs évitables10

Le souci du sens de l’intérêt général et de la durabilité de l’action et de la pensée. Trop souvent, l’horizon temporel étant façonné par l’absence d’un mandat clairement limité dans le temps, l’énergie du dirigeant est dépensée à préserver son emploi et sa carrière. De ce fait, l’ensemble des activités de sa direction est structuré par cet horizon de court terme et d’incertitude. Et l’intérêt général, qui ne peut se comprendre que dans le moyen, long terme, est altéré par cette restriction artificielle du champ de vision. Ne va-t-il pas de soi que tout haut responsable public devrait être nommé sur la base d’une lettre de mission et assuré d’une durée minimale sur l’emploi ? La situation actuelle fabrique un profil psychologique particulier, où le dirigeant est entravé dans sa capacité à prendre des initiatives et à voir loin. 

Pour conclure, “pour changer le cours des événements, il faut changer l’esprit des hommes”, disait Roosevelt à l’époque de la guerre froide. À partir de ces 12 préceptes, il est possible de poser des pistes d’évolution d’une pédagogie au bénéfice des managers publics de demain, voire des femmes et des hommes en responsabilité aujourd’hui. 

[1] Gilles Finchelstein, La Dictature de l’urgence, Fayard, 2011.
[2] Francis Massé, Refonder le politique, Nuvis, 2011, 2015.
[3] Isaac Getz, L’Entreprise libérée, Fayard, 2017 ; François Dupuy ; La Faillite de la pensée managériale, Seuil, 2015. Voir aussi François Dupuy, L’Usine nouvelle, janvier 2015 : “La multiplication des chefs de projet est une catastrophe managériale majeure”.
[4] Francis Massé, Urgences et Lenteur, deuxième édition, Fauves, 2020.
[5] In Fluenca, la revue de l’innovation, de la communication et des tendances ; octobre, novembre, décembre 2016.
[6] Cf. le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008.
[7] Emmanuel Castille, Fiche de lecture de Psychanalyse et organisation, Éditions Armand Colin, http://mip-ms.cnam.fr.
[8] Christian Morel, Les Décisions absurdes. Folio Essais, 2014.
[9] Lire Michel Setbon, sociologue de la santé, Pouvoirs contre Sida, Seuil, 1993.
[10] Les erreurs médicales à l’hôpital, cause majeure de mortalité, Le Monde du 3 mai 2016.

 

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