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Exclusif : la “V1” du projet d’ordonnance sur la haute fonction publique

Acteurs publics s’est procuré la version projet de l'ordonnance de réforme de la haute fonction publique datée du 9 avril et qui va encore évoluer. Le travail gouvernemental se poursuit à un rythme soutenu. Le texte laisse transparaître une volonté centralisatrice de l’État en matière de gestion de la haute fonction publique qui fait débat.

Le travail gouvernemental bat son plein sur la réforme de la haute fonction publique après le discours présidentiel du 8 avril. Acteurs publics a consulté la version projet de l'ordonnance consolidée au 9 avril et issue d’un passage en réunion interministérielle (Rim). Pour autant, certains points sensibles comme les corps d’inspection font toujours l’objet de discussions, le texte du 9 avril n’étant qu’une mouture non définitive. Surtout, de par sa vocation législative, ce projet d’ordonnance ne renseigne que partiellement sur le projet macronien. Il n’en constitue pas moins une étape importante du processus de cette réforme. Le texte laisse transparaître une volonté centralisatrice de l’État en matière de gestion de la haute fonction publique. Tour d’horizon des points clés de cette version que l’on qualifiera improprement de “V1”.

La définition de l’encadrement supérieur. L’article 1er du titre 1er pose une définition de l’encadrement supérieur unique qui transparait au travers d’un regroupement de sous-statuts d’emplois et de corps qui n’avait jamais été explicité jusqu’alors. La fameuse cible A+ aujourd'hui noyée dans la catégorie A.   “Les agents qui occupent, au sein des administrations de l’État et de leurs établissements publics, les emplois de l’encadrement supérieur mentionné s au 1° (emplois à la décision du gouvernement, type recteurs, préfets, directeurs d’administration centrale et ambassadeurs, ndlr) et 1° bis (les emplois fonctionnels : sous-directeurs, chefs de service, experts de haut niveau, directeurs de projet, directeurs de l’administration territoriale de l’Etat, ndlr) de l’article 3 de la loi du 11 janvier 1984 susvisée, sont soumis aux dispositions prévues par le présent titre, indique le texte. Ces dispositions sont également applicables aux emplois de dirigeants d’établissements publics correspondant à la plus haute fonction exécutive mentionnée par les statuts de l'établissement, quel que soit leur titre. Peuvent également être soumis aux mêmes dispositions les agents qui exercent des fonctions supérieures de direction, d’encadrement, d’expertise ou de contrôle leur donnant vocation à occuper ces emplois”. De fait, cette dernière phrase ouvre la possibilité d’introduire, dans cette définition de l’encadrement supérieur, d’autres situations d’emplois ou d’autres corps de cette haute fonction publique balkanisée mais tout en limitant sa portée. Une sorte de voiture-balai très calibrée.

L’ordonnance renvoie à un décret en Conseil d’État l’élaboration de la liste des emplois, des corps et des fonctions concernés, “notamment au regard de la nature des missions, du niveau de recrutement, d’expertise, d’autonomie et de responsabilité”. “Par la référence à l'encadrement, le gouvernement a cherché à éviter un effet de diffusion à un trop grand nombre d'agents afin de dépasser le seul critière indiciaire (la hors échelle B) que les gestionnaires utilisent souvent pour définir si telle ou telle situation est du domaine A+, juge un expert. On y met une référence à un format d’encadrement pour circonscrire le nombre de personnes concernées et faire sortir, par exemple, ceux que l’on appelle parfois les A + ou –. Et il renvoie le tout à la sagesse du Conseil d'Etat qui devra faire un travail de mise en cohérence à l'aune de ce double critère." 

A ce stade, le projet d’ordonnance ne fait aucune référence à la mise en œuvre de la fonctionnalisation de l’ensemble de l’encadrement supérieur de l’État annoncée par le Président Emmanuel Macron le 8 avril. Ce sujet a plutôt vocation à être traité au niveau réglementaire. Pour rappel, il s’agit d’étendre le périmètre des emplois sur lequel les agents sont nommés pour une durée limitée et par la voie du détachement. A l’issue, on réintègre son corps d’origine et on perd tout ou partie des primes afférentes au poste que l’on occupait. C’est déjà le cas pour les postes de sous-directeurs, chefs de service, experts de haut niveau, directeurs de projet et directeurs de l’administration territoriale de l’État. Les agents y sont nommés pour une durée de 1, 2 ou 3 ans selon qu’ils sont ou non primo nommés. La perspective d’étendre cette logique de fonction publique d’emploi (plutôt que de statut) a inquiété la haute administration ces derniers jours. “Le projet de fonctionnalisation annoncé n’est à ce stade toujours pas clair, rapporte l’un des plus grands patrons d’administration centrale. Rien n’est explicité.” Il devrait l’être précisément dans quelques semaines par le Premier ministre, Jean Castex, et la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Amélie de Monchalin, devant le panel de chefs à plumes administratifs qui a eu déjà le loisir d’écouter le chef de l'État le 8 avril.

Les lignes de gestion. C’est le point le plus fondamental de ce texte. L'un des points durs de cette réforme. L’article 5 du titre 1er précise que pour l’encadrement supérieur, le Premier ministre édicte des lignes directrices de gestion, après avis du Conseil supérieur de la fonction publique de l’État, composé de représentants de l’administration et de représentants des organisations syndicales. Ces lignes directrices de gestion déterminent la stratégie pluriannuelle de pilotage des ressources humaines des agents concernés et fixent les orientations générales en matière de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, de mobilité interministérielle, inter-versants et internationale, de promotion, d’évaluation, de valorisation des parcours des agents et d’accompagnement des transitions professionnelles. L’application de ces lignes restera évidemment dans le champ réglementaire.

Il s’agit d’une rupture avec la philosophie de la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 portée par le tandem Darmanin-Dussopt, qui prévoyait que les lignes de gestion de la fonction publique étaient définies par chacun des ministres dans le cadre de leur département ministériel voire même parfois, dans les faits, plus bas. “La fragmentation actuelle de ces lignes de gestion, par exemple lorsqu’elles doivent être déclinées dans des petits structures comprenant un tout petit nombre de cadres supérieurs, aboutissent à des situations absurdes qui créent par ailleurs des problèmes de continuité de carrière et freinent leur mobilité”, juge un administrateur civil, dont le corps à vocation généraliste a toujours été affaibli par une gestion erratique et silotée, mais qui ne résume pas nécessairement la situation d’autres corps de A+, plus “métiers”. Il fallait harmoniser tout cela et en discuter chez le Premier ministre, applaudit-il. C’est très ennuyeux pour les ministères eu égard aux pratiques qu’ils ont développées ces dernières années… ”.

Le projet d’ordonnance acte donc une exception de gestion pour la haute fonction publique : les ministères ne pourront plus décider seuls chacun de leur côté. C’est Matignon qui donnera le “la”. L’ordonnance marque un double revirement : jamais le principe des lignes de gestion n’avait été gravé dans le marbre de la loi spécifiquement pour cette strate; et jamais elles n’avaient affirmé la logique interministérielle. Il s’agit de renouer avec l’esprit de la reconstruction de 1945 cher au Président Macron et dévoyé à l’époque dès les premières années : les verticalités ministérielles avaient vite repris le dessus, jouant sur l’absence de base légale solide autant que sur l’absence de réelle volonté politique. Depuis, cette ambition a été reléguée au rang du mythe centralisateur, déconnecté pour certains, des réalités de terrain et du pragmatisme. On entend déjà le grognement monter dans les ministères. “Ce texte va aboutir à mettre dans le droit « dur » des trucs qu’on fait souplement et efficacement de façon un peu informelle, par exemple toutes les politiques de détection des viviers, de formation, s’agace un ponte de l’administration d’un ministère. Et ce alors que les lignes de gestion s’apparentent en principe plutôt à de la soft law. Là, on formalise des règles de gestion qui rigidifient un peu plus les choses et qui nous obligerons, en caricaturant un peu, à nous justifier sur pourquoi on prend un tel et pas un tel. Inquiétant.”

Mais le projet macronien semble aller plus loin. Le projet de texte prévoit que les lignes directrices de gestion définissent également les modalités selon lesquelles la promotion de grade et l’accès aux emplois mentionnés à l’article 1er peuvent être conditionnés par l’accomplissement d’une mobilité ou le suivi d’une formation au sein de l’Institut du service public. Elles sont communiquées aux agents. “La question politique sous-tendue par cette disposition, c’est de savoir si l’accès à ces emplois, en particulier ceux à la décision du gouvernement, reste conditionnée à une mobilité obligatoire et/ou à un passage en formation type école de guerre, décrypte la même source. Si c’est le cas, on contraint pas mal le libre choix des autorités de nomination pour les emplois à la décision du gouvernement”.

Les cas des inspections. C’est le volet le plus gazeux du projet, le plus évolutif. La philosophie est connue : suppression de la rente à vie, fini l’accès en début de carrière et donc fini l’accès direct depuis le futur Institut du service public. Le rapport Thiriez proposait une fonctionnalisation totale des 3 inspections générales interministérielles (finances, affaires sociales et intérieur), avec une suppression de ces corps. Les inspections ne reposeraient alors plus que sur des services recrutant des agents par la voie du détachement et pour une durée limitée. Les inspections avaient unanimement formulé leur opposition durant la rédaction du rapport, estimant que la fonctionnalisation compromettrait l’indépendance de jugement de leurs membres, laquelle conditionnerait l’objectivité des rapports et la pertinence des propositions de réforme qu’elles sont conduites à faire à leurs ministres de tutelle. Dans la version du 9 avril, l’article du titre 2 consacré aux inspections générales interministérielles est bien créé mais reste vierge, avec des croix, ce qui laisse entendre que le “PR” n’a pas tranché. Les inspections générales ont été reçues le 14 avril par la ministre Amélie de Montchalin. Les négociations battent leur plein. La fonctionnalisation peut être totale ou partielle. Dans ce dernier cas, on y entrerait, par exemple à partir d’ISP + 5 ou 6, en détachement, avec la possibilité d’intégrer définitivement le corps, quelques années plus tard. “Il est vraisemblable que ces corps seront fonctionnalisés pour les débuts de carrière, mais pas forcément pour les fins, résume un haut fonctionnaire. C’est tout l’enjeu politique”. Autre point à préciser : la fusion ou non de ces 3 inspections en une seule inspection interministérielle que préconisait également le rapport Thiriez, indépendamment de la fonctionnalisation.

La création d’un corps des administrateurs de l’État. L’article 3 du titre 1 créé un corps interministériel dont les membres sont chargés “de la conception, de la mise en œuvre et de l'évaluation des politiques publiques, qui exerce ses fonctions en administration centrale, dans les services déconcentrés de l’État, dans les établissements publics de l’État, dans les autorités administratives indépendantes, dans les services d’inspection et de contrôle, et, en détachement, dans les corps qui comportent des attributions juridictionnelles". Un décret en Conseil d’État définit "les règles statutaires relatives à ce corps ainsi que les corps ayant vocation à y être intégrés”, précise aussi le projet d’ordonnance. Cette dernière phrase indique une volonté d’élargir le périmètre de ce corps au-delà de l’actuel corps des administrateurs civils créé en 1945. Il peut s’agir de préparer l’intégration des agents actuellement membres des corps d’inspections interministériels, dans l’hypothèse où ces corps seraient supprimés dans le cadre d’une fonctionnalisation intégrale (reclassement de tous les membres) ou partielle (reclassement des éléments les plus jeunes). Il peut aussi s’agir d’intégrer d’autres corps de catégorie A+.

La naissance de l’Institut du service public. De nombreux points saillants de la création de cet institut relevant du domaine règlementaire, le projet revêt au plan législatif deux principaux enjeux politiques. D’abord la matérialisation du changement de nom. Ensuite, un autre choix stratégique apparait dans l’ordonnance : le statut de l’établissement. En l’occurrence, le statu quo. Comme l’ENA, l’ISP sera un établissement public de l’État à caractère administratif. Un signal fort envoyé aux employeurs alors que le choix aurait pu se porter sur un établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel (EPSCP) dans un esprit d’universitarisation. Le genre de modèle retenu en 2004 lors de la refondation de l’École des hautes études en santé publique (EHESP) et qui mariait les directeurs d’hôpitaux aux universitaires. Ce choix d’un EPA ne devrait pas pour autant faire obstacle au recrutement d’une équipe d’enseignants chercheurs à temps plein – qui faisait défaut à l’ENA – et la satisfaction de l’objectif politique sous-jacent : développer l’acculturation au doute scientifique que l’école a déjà commencé à mettre en œuvre au travers de certains enseignements et de la création d’un concours à destination des docteurs.

En revanche, ce statut ne devrait pas conduire l’Institut à délivrer directement des diplômes, notamment des masters et des doctorats. Des sésames précieux (surtout les doctorats) pour les hauts fonctionnaires désireux de candidater sur des postes à l’international. En principe, rien n’interdit à un EPA de délivrer des diplômes nationaux. Un grand nombre d’écoles d’ingénieurs ont d’ailleurs le statut d’EPA et délivrent des masters. Mais, pour qu’un EPA puisse délivrer ces diplômes, il doit être mentionné par un arrêté du ministre en charge de l’Enseignement supérieur et respecter pour cela un certain nombre de critères, dont le fait de disposer de l’ “autonomie pédagogique et scientifique”. “L’ENA ne respectait pas ce critère, et il est peu probable que l’ISP soit très différente de l’ENA sur ce point car cela nécessiterait un renforcement marqué des prérogatives de son conseil d’administration face à la tutelle”, note un expert. Le projet d’ordonnance se borne à indiquer dans cette version que le CA de l’ISP comprend parmi ses membres un député et un sénateur, ainsi qu'un représentant au Parlement européen élu en France. “Le plus probable est que l’ISP doive s’associer à des EPSCP pour délivrer des diplômes de master et de doctorat, poursuit un expert. C’est dans ce contexte que l’ISP a tout intérêt à poursuivre la stratégie de l’ENA en restant dans Paris Sciences & Lettres (PSL). Cette stratégie peut être élargie si l’ISP s’associe à une pluralité de groupements universitaires, comme l’EHESP l’a fait.”

Pour le reste, cette version de l’ordonnance prévoit que l’ISP assure la formation initiale des fonctionnaires destinés à accéder au corps des administrateurs de l’Etat ainsi qu’à ceux d’autres corps de fonctionnaires susceptibles d’exercer des fonctions supérieures mentionnées un peu plus haut (c'est la transposition du modèle de l'école de guerre). Il assure la formation continue de ces agents et organise des programmes destinés à accompagner leurs parcours professionnels. “Pour l’accomplissement de ses missions, l’institut peut engager des actions de coopération avec des établissements français ou étrangers d’enseignement, de formation ou de recherche”, précise le texte.

La révolution de l’évaluation RH. Encore assez peu développée, hormis dans quelques secteurs comme la préfectorale, le quai d’Orsay ou le ministère de l’Agriculture, la généralisation de l’évaluation s’impose comme la principale innovation RH de ce texte. Les agents de l’encadrement supérieur vont bénéficier d’évaluations “destinées à apprécier qualité de leurs pratiques professionnelles et leur aptitude à occuper des responsabilités de niveaux supérieurs”. Ces évaluations donneront lieu à une “appréciation” sur les perspectives de carrière et à des “recommandations de projets de mobilité”. Elles “peuvent également orienter” les agents vers des actions de formation et d’accompagnement de nature à développer leurs compétences. Le texte indique aussi qu’elles “préconisent, le cas échéant, une transition professionnelle et les mesures d’accompagnement associées”.“Ces évaluations sont confiées à une instance collégiale ministérielle ou interministérielle”, précise par ailleurs cette version du projet d’ordonnance. Un décret en Conseil d’État précisera les conditions d’application du présent article, notamment la composition de l’instance collégiale, les modalités de son intervention ainsi que les conditions de prise en compte des recommandations issues des évaluations en ce qui concerne les promotions de grade et l’accès à des emplois mentionnés tout au début. “Il s’agit d’un outil important, sous-estimé et qui permettra aux employeurs de procéder à des redéploiements d’effectifs d’un secteur de l’État qui débauche à un autre de ses secteurs qui embauche, en évitant aussi aux agents de s’illusionner sur des perspectives qu’ils n’auront pas dans leur propre ministère”, anticipe un expert.

 

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