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Daniel Keller : “Supprimer l’école pour en créer une autre : quelle énergie perdue !”

Le président de l’Association des anciens élèves de l’ENA est vent debout contre l’annonce de la suppression de l’école. Il y voit une décision à portée politique, à l’approche de l’élection présidentielle de 2022. “Nous sommes en absurdie !” martèle-t-il.

L’exécutif va annoncer la suppression de l’ENA. Quelle est votre réaction ?
Cette décision présidentielle est exactement ce qu’il ne faut pas faire. On ne change pas la société par décret, comme l’écrivait Michel Crozier voilà plus de quarante ans ! Le temps de diagnostiquer les vraies difficultés auxquelles notre administration est aujourd’hui confrontée et que la crise sanitaire, économique et sociale a exacerbées n’a pas été pris. Par ailleurs, nous pensions que cette décision était derrière nous. Elle était portée par le rapport Thiriez qui, de mon point de vue, était un rapport assez hors sol et elle avait été, semble-t-il, abandonnée. Je crains qu’elle ne revienne, alors que le rendez-vous électoral de 2022 s’avance, pour mettre en avant des résultats factices. Hélas, cela nous laisse craindre quelques dérives démagogiques et populistes. Enfin, c’est très dommageable pour le directeur [de l’ENA] Patrick Gérard et son équipe, qui sont traités avec un mépris et un esprit cavaliers assez rares, alors qu’ils ont travaillé et mis en œuvre des évolutions majeures. 

Pensez-vous que le gouvernement ait voulu “se payer” l’ENA à peu de frais ?
Je ne l’ai pas formulé en ces termes, mais c’est l’idée que je veux exprimer. 

Un nouvel établissement opérateur de formations initiale et continue serait créé et absorberait l’ENA. N’est-ce pas une manière de poursuivre les missions de cette école ? 
Mais de qui se moque-t-on ? On pourrait entendre que l’on souhaite ne plus recruter les futurs hauts fonctionnaires par une école de service public, et que l’on souhaite recruter ailleurs qu’à Sciences Po. Cela mériterait discussion. Mais il s’agit, en l’espèce, de supprimer l’ENA et de la remplacer par un institut reprenant ses missions : la suppression de l’appellation “ENA” relève de cette culture désastreuse de la honte de soi qui anime les dirigeants français. Comme si on avait honte de porter l’ENA, d’être passé par cette école. Ce syndrome national est dangereux. 

Tout cela alimente un “fonctionnaire bashing” extrêmement préoccupant.

Pourquoi est-ce dangereux ? 
On donne la haute fonction publique, et les difficultés fonctionnelles et organisationnelles qu’elle rencontre depuis le début de la pandémie, en pature. Je m’inquiète du risque que des partis extrémistes, tout particulièrement l’un d’entre eux, puissent se faire a contrario les défenseurs de la fonction publique en général et de la haute fonction publique en particulier. La haute fonction publique incarne les valeurs d’intérêt général portées par toute la fonction publique, parce qu’il n’y a pas de troupes sans officiers. Elle est au fondement de notre République. On risque donc de se retrouver dans une situation à front renversé où ce n’est plus le pouvoir en place qui doit être le porte-étendard de notre haute fonction publique. Tout cela alimente un “fonctionnaire bashing” extrêmement préoccupant.  

Quels effets cette suppression aura-t-elle sur la marque ENA à l’international, alors que plusieurs pays déclinent ce modèle de formation ? 
Des représentants d’un pays sud-américain sont actuellement sur notre sol pour, justement, étudier le fonctionnement de l’ENA et décliner ce modèle. Ils vont rentrer chez eux et expliquer que le gouvernement français a décidé de le supprimer ? Que vont penser les décideurs de ce pays ? Je l’affirme avec tout le respect et la considération que j’ai pour ceux qui nous gouvernent : nous sommes en absurdie ! L’ENA est le bouc émissaire, cette décision est totalement irrationnelle. 

La fonction publique et la haute fonction publique ont perdu en attractivité. Une réponse n’était-elle pas souhaitable ? 
Je citerai à rebours la phrase de Camus : il faut bien nommer les choses pour ajouter au bonheur du monde [la phrase d’Albert Camus est : “Mal nommer les choses ajoute à la misère du monde”, ndlr]. Le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui n’est pas de supprimer l’ENA et de la remplacer par une usine à gaz. Ce n’est pas le sujet. Alors que les métiers de la fonction publique attirent moins et que la fonction publique fait l’objet d’une vertigineuse perte d’attractivité, la question est de redonner aux hauts fonctionnaires la motivation pour mener à bien leurs missions de manière efficiente et dans le respect du sens et de la performance. Organiser un Meccano statutaire en supprimant l’école pour en créer une autre : quelle énergie perdue ! 

Propos recueillis par Sylvain Henry 

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